[02/03/2023] Day 12: Alieu Kosiah’s last words

Plaidoirie de Me Toutou-Mpondo

Me Toutou-Mpondo a pris la parole, afin d’évoquer les faits relatifs à EBJ. Elle a déclaré que dans le contexte délétère de la guerre civile, Alieu Kosiah s’était notablement illustré par sa cruauté, son mépris de la dignité humaine et les sévices particulièrement insoutenables infligés à la population du Lofa. Selon l’avocate, les habitants du Lofa ont subi, loin des yeux de la communauté internationale, des horreurs qui dépassent l’entendement. Elle a déclaré que parmi les innombrables victimes figurait EBJ, un jeune adolescent à l’époque. 

Avant de revenir sur l’histoire de EBJ en s’appuyant sur un certain nombre de repères temporels, Me Toutou-Mpondo a souligné que le fait pour EBJ de partager son histoire avait eu pour conséquence non seulement de rouvrir des blessures profondes sur ce qu’il a qualifié comme étant le pire moment de sa vie, mais également de s’exposer à des représailles et aux attaques répétées du prévenu. L’avocate a ajouté que partager son histoire avait également coûté à son mandant, puisqu’il avait perdu son emploi à son retour au Libéria à l’issue des débats de première instance. Elle a déclaré qu’écouter l’histoire de EBJ avait été un privilège et un immense sacrifice auquel ce dernier avait à nouveau consenti pour aider les juges dans leur recherche de la vérité. 

Me Toutou-Mpondo a rappelé que son client était né à Voinjama et était âgé d’à peine 12 ans lorsque la première guerre civile a éclaté. Alors que son père, soldat de l’AFL, a dû fuir en Guinée, EBJ et le reste de sa famille se sont réfugiés dans le village de Sigisu. L’avocate a déclaré que leur répit a été de courte durée en raison de la prise de Sigisu par les NPFL le 2 août 1990, soit le jour où selon elle, les derniers fragments de l’enfance de EBJ se sont envolés. Me Toutou-Mpondo a rappelé les déclarations de son mandant à cet égard, qui a notamment indiqué que c’était la première fois qu’il voyait une personne se faire égorger et des gens se faire tuer en direct. 

Me Toutou-Mpondo a indiqué que EBJ et sa famille avaient d’abord été témoins des atrocités commises par les NPFL, dès lors qu’ils avaient certainement appris avec une pointe de soulagement la prise de Voinjama par l’ULIMO, cette faction qui combattaient les NPFL. Selon l’avocate, l’ULIMO incarnait pour EBJ et sa famille une porte de sortie, si ce n’est un espoir, qui les a conduits à retourner à Voinjama.

L’avocate a renoncé à épiloguer davantage sur le trajet effectué par EBJ et sa famille pour retourner à Voinjama, que le prévenu fait passer par Botosu pour une raison obscure alors que EBJ n’en a jamais parlé. Elle s’est ralliée aux développements du MPC à ce sujet.

Elle a expliqué que EBJ et sa famille avaient fait la connaissance avec les ULIMO au checkpoint d’Iron Gate sur le Monrovia Highway et que cette scène avait été décrite de manière détaillée par son client, en particulier le fait que certains soldats portaient des foulards rouges. A leur arrivée à Voinjama, EBJ et sa famille se sont installés chez la tante maternelle d’EBJ, qui avait été désignée Chairlady par les ULIMO, comme plusieurs autres femmes de la ville. Selon l’avocate, cette femme n’était évidemment pas payée pour ses services et était en position de soumission complète face aux troupes ULIMO, et notamment face à Chief Kosiah. EBJ s’est alors retrouvé à devoir cohabiter avec des rebelles en uniforme et armés. 

Selon l’avocate, EBJ a remarqué dès le premier jour qu’un des combattants sortait du lot : sa nourriture et son eau lui étaient apportées par un autre soldat qui lui adressait un salut militaire en l’appelant Chief. Il a alors interrogé sa cousine KA, qui lui a indiqué qu’il s’agissait du General Kosiah. Me Toutou-Mpondo a insisté sur le fait que le maître incontesté au sein de la maison était Alieu Kosiah et personne d’autre. 

Elle a ensuite expliqué que EBJ avait été privé de se rendre à l’école depuis son retour à Voinjama, ce qui avait été un déchirement pour lui. Selon l’avocate, le quotidien d’EBJ se résumait donc aux travaux domestiques et aux moments de lecture qu’il essayait de se réserver entre les allées et venues des soldats de Kosiah, jusqu’à ce qu’il se fasse réquisitionner avec 10 autres civils pour un transport forcé de marchandises. Selon l’avocate, EBJ a dû porter un bidon d’huile d’environ 20kg, soit le tiers de son poids à l’époque. Me Toutou-Mpondo a déclaré que l’exercice était non seulement surhumain, puisqu’il avait fallu l’assistance de deux soldats pour placer le bidon sur la tête de son mandant, mais aussi inhumain, car il avait été sommé de transporter cette charge lors d’une marche de près de 5 heures, sans eau ni nourriture, en pleine saison sèche, sous une température de 30 à 40 degrés. L’avocate a rappelé que son client en avait gardé des séquelles physiques et psychologiques. 

Me Toutou-Mpondo a brièvement décrit les circonstances dans lesquelles s’étaient déroulées ce transport, à savoir les menaces de mort et les coups. Elle a déclaré que ce transport était un enfer qu’aucun enfant sur terre ne devrait endurer et a renvoyé les juges aux témoignages des autres parties plaignantes ainsi qu’aux déclarations de Papa, qui ont tous décrit cet enfer en des termes similaires.

L’avocate a rappelé que EBJ avait été réquisitionné pour un second transport par les troupes de Kosiah alors qu’il n’avait même pas encore eu le temps de reprendre un peu de force. Les ordres du prévenu étaient toujours les mêmes : charger les civils comme du bétail, les terroriser tout au long de la marche et abattre les fuyards. Selon l’avocate, le trajet était en revanche encore plus long cette fois-ci, car il fallait passer par Solomba. Elle a rappelé que le prévenu avait rétorqué que le trajet décrit par EBJ comprenait un long détour et ne suivait aucune logique militaire. Selon l’avocate, la guerre est rarement logique pour les civils qui la subissent. Elle s’est également référée aux propos des premiers juges qui ont déclaré que la guerre civile au Libéria n’avait semblé répondre à aucun schéma militaire logique, car l’ennemi pouvait se trouver tôt ou tard n’importe où. Elle a ajouté que le long détour imposé aux civils n’était pas non plus surprenant lorsque l’on connaissait le niveau de mépris pour la dignité humaine démontré par le prévenu. 

Toujours à propos du parcours décrit par son mandant, Me Toutou-Mpondo a affirmé que se rendre en Guinée depuis Solomba était un trajet que le prévenu avait lui-même avoué avoir fait à titre personnel. L’avocate a déclaré n’avoir aucune peine à imaginer le General Kosiah décider de faire passer les civils, corvéables à merci, par un chemin auquel l’ennemi ne s’attend pas pour éviter une embuscade et la perte de ces marchandises si précieuses à ses yeux. Elle a ajouté que l’important pour le prévenu était que les marchandises arrivent à bon port et en bon état, pas les êtres humains. 

Me Toutou-Mpondo est ensuite revenue sur les circonstances du second transport forcé. Elle a insisté sur la privation de nourriture et l’effort physique intense demandé à son mandant et ses compagnons d’infortune, qu’elle considère comme allant au-delà du traitement inhumain. L’avocate a également rappelé les séquelles physiques dont souffre aujourd’hui encore EBJ et a qualifié les reproches de la défense sur l’absence de certificat médical indécentes. En effet, selon l’avocate, l’obtention d’un certificat médical au Libéria n’était pas la priorité de son mandant, qui jonglait entre plusieurs emplois et craignait pour sa sécurité. 

Me Toutou-Mpondo a poursuivi sa plaidoirie en évoquant les événements d’une brutalité extrême auxquels EBJ a assistés, à savoir le meurtre de deux soldats Krahns et le merutre d’un jeune civil à Voinjama. Elle a renvoyé la Cour à la plaidoirie et au jugement de première instance étant donné que ces faits ont été décrits de manière détaillée et constante par son mandant tout au long de la procédure et ne font pas l’objet de l’appel joint. 

L’avocate a ensuite parlé du parcours d’EBJ après la guerre en expliquant qu’il avait repris ses études et était devenu enseignant de mathématiques et de chimie pour « rendre à sa communauté ». Selon l’avocate, rendre à sa communauté qui a tant souffert de la guerre était le vœu le plus cher d’EBJ. Ce dernier a néanmoins eu d’autre choix que de la quitter et d’aller enseigner ailleurs à cause de l’agression qu’il a subie après sa participation au procès de première instance. 

Me Toutou-Mpondo a poursuivi en citant les raisons pour lesquelles le récit de son mandant  ne pouvait être jugé que comme parfaitement crédible et emporter l’adhésion de la Cour. A cet égard, elle s’est notamment référé aux constats des premiers juges et à la constance de EBJ dans ses déclarations. Elle a également donné plusieurs exemples révélant les capacités intellectuelles extraordinaires de son client, qui a été capable de citer de tête la date d’arrivée des NPFL à Sigisu, la position du nom d’Alieu Kosiah sur une liste contenue dans le rapport de la TRC ou encore le nombre de personnes assises dans la salle d’audience. L’avocate a déclaré que même les approximations de EBJ étaient étonnamment précises et a rappelé le constat des juges de première instance, selon lequel EBJ était resté très factuel dans sa description des faits. Elle a ajouté que le récit de son client était corroboré à la fois par des éléments historiques, les récits d’autres plaignants, les déclarations de plusieurs témoins cités par la défense et le rapport produit par la défense. L’avocate a donné l’exemple dudit rapport, qui fait état de plusieurs assassinats commis par les ULIMO alors que le prévenu martèle depuis des années qu’il n’en a jamais entendu parler. 

Me Toutou-Mpondo a ajouté que la crédibilité de son client transparaissait également dans les faits qu’il dénonçait, en particulier le meurtre d’un inconnu et celui des deux combattants ULIMO. Selon l’avocate, EBJ n’a aucun intérêt à mentir sur ces faits dans la mesure où seules les infractions dont il a été lui-même victime lui ont permis d’obtenir la qualité de partie plaignante ainsi qu’une indemnité pour tort moral. L’avocate a expliqué que son client avait dénoncé car il considérait que chaque vie humaine avait de la valeur et que ces meurtres ne pouvaient demeurer impunis. Elle a déclaré que le témoignage courageux de son mandant permettait de porter la voix des victimes anonymes et faisait prendre tout son sens à la poursuite des crimes les plus graves. Elle a ajouté que EBJ mettait sur un pied d’égalité les meurtres de ses potentiels bourreaux – les soldats Krahns de l’ULIMO – avec les exactions dont il a été lui-même victime. Selon les propos de Me Toutou-Mpondo, il serait surréaliste de voir une victime inventer une violation dont un bourreau aurait été victime. 

L’avocate a insisté sur la crédibilité de son mandant en rappelant le crédit accordé par les juges de première instance au récit de EBJ et s’est dit confiante sur le fait que les juges d’appel suivront le même raisonnement. 

Me Toutou-Mpondo s’est ensuite attelée à réfuter un certain nombre d’argument opposés par le prévenu concernant la connaissance/méconnaissance de divers noms, l’organisation des transports forcés, la fuite du frère de EBJ lors du premier transport, le trajet du second transport forcé, la traversée de la frontière guinéenne par les ULIMO lors du second transport forcé et enfin le Black Monday. L’avocate a également démontré que le fait que EBJ et les membres de sa famille ne portent pas tous le même nom était chose courante dans de nombreuses cultures africaines, contrairement aux réfutations du prévenu. Elle a ajouté qu’il en allait de même s’agissait de la distinction entre les termes « brother/sister » et « cousin » en citant l’exemple du Cameroun dont elle est originaire. Me Toutou-Mpondo a également évoqué JJ, le frère de EBJ, dont Alieu Kosiah nie qu’il ait existé. Selon l’avocate, il est si insupportable pour le prévenu de concevoir qu’un civil ait pu défier son autorité et échapper aux balles dont il avait ordonné de cribler les fuyards, qu’il essayait de se convaincre que ce civil n’avait tout simplement jamais existé ou qu’il parviendrait à le réduire à néant par la seule force de sa parole. 

L’avocate a déclaré que les arguments avancés par la défense pour discréditer son client et salir la mémoire de son frère illustraient le déni dont avait fait preuve le prévenu tout au long de la procédure, au mépris du bon sens et de la décence. 

Me Toutou-Mpondo a poursuivi en dénonçant les stratégies mises en place par la défense. A ce titre, elle a énuméré les digressions assommantes sur des sujets périphériques, d’ores et déjà évoquées par le MPC et Me Jakob, les déclarations « à l’emporte-pièce » dont l’on peine à déduire de quelconques conclusions, les attaques personnelles, les invectives, la théorie du complot ou encore l’absence de lien logique entre les reproches formées par Alieu Kosiah à EBJ et les faits dénoncés. L’avocate a déclaré que son client avait fait la démonstration de son sens aigu de la précision, alors que le prévenu, ancien militaire et ancien numéro 2 de la police, n’avait pas fait preuve de la précision que l’on pouvait attendre de lui lorsqu’il a relaté ou réfuté des faits. Selon l’avocate, les dénégations d’Alieu Kosiah portent sur des faits tellement significatifs et aisément démontrables qu’elles reviennent à nier l’Histoire. Elles portent également sur des détails sans importance et visent à détourner les regards des éléments centraux du dossier. 

S’agissant de la qualification juridique des faits reprochés par EBJ à Alieu Kosiah, l’avocate a renvoyé au jugement de première instance. Concernant l’infraction de crime contre l’humanité, Me Toutou-Mpondo a déclaré s’aligner sur les développements contenus dans l’acte d’accusation et dans la plaidoirie de Me Jakob en lien avec le contexte d’attaque généralisée et systématique de la population civile. Elle a ajouté que les transports forcés dont son client avait été victime remplissaient les éléments constitutifs de plusieurs crimes contre l’humanité, à savoir la réduction en esclavage (art. 264a al. 1 let. c CP), la torture (art. 264a al. 1 let. f CP) et les autres actes inhumains (clause résiduelle de l’art. 264a al. 1 let. j CP). 

Selon Me Toutou-Mpondo, la description des faits donnée par EBJ démontre la conscience et la volonté du prévenu de commettre chacune de ces infractions. Elle a également la réalisation de l’aggravante de l’art. 264a al. 2 CP (gravité de l’acte et cruauté de l’auteur). Selon l’avocate, l’existence d’un tort moral est indéniable lorsque l’on est face au crime des crimes. 

Me Toutou-Mpondo a affirmé que EBJ était un modèle d’abnégation, notamment car il n’a pas hésité à témoigner malgré les menaces pesant sur toute personne osant braver le statu quo qui règne au Libéria. Selon l’avocate, son client a témoigné non seulement afin d’évoquer pudiquement les exactions atroces dont il a été victime mais aussi pour porter la voix d’une victime anonyme et partager le sort réservé à ses anciens bourreaux, devenus victimes à leur tour de la barbarie qu’ils incarnaient. Me Toutou-Mpondo a déclaré que EBJ croyait en l’humanité avec un grand « H », celle qui dépasse les clivages ethniques ou politiques, celle qui dépasse les blessures de l’Histoire, celle qui nous relie toutes et tous, celle qui doit être préservée et honorée à tout prix, indépendamment des circonstances. Elle a affirmé que la conviction de son client que tout individu était digne d’obtenir justice était aussi au fondement des principes du système pénal international, tels que l’imprescriptibilité des crimes les plus graves ou la compétence universelle. 

Me Toutou-Mpondo a conclu sa plaidoirie en affirmant que EBJ nous avait donné une leçon d’humanité en ce que toute victime, quelle qu’elle soit, a le droit d’obtenir réparation ou du moins la reconnaissance des exactions commises à son encontre, de la même manière que tout prévenu a droit à un procès équitable. L’avocate s’est dite pleinement confiante sur le fait que la Cour « saura se montrer à la hauteur de la mission qui lui a été confiée par son client, et à travers lui, par toutes les victimes de la guerre civile au Libéria, et à travers elles, l’Humanité toute entière ». 

* * *

Plaidoirie de Me Jakob

Me Jakob a déclaré que l’exercice des concordances entre le récit et le dossier reflétait une texture de la vérité qu’il était impossible de confondre avec un quelconque artifice. Il a affirmé que chaque élément du récit de LSM trouve un écho dans le dossier et a listé une longue série d’exemples, tels que le croquis dessiné par la LSM – identique à celui de JTC et à la photo satellite –, l’identité, la nature et le rôle du S2, le chant Zo Kele Kele, la description du prévenu, le tabé et les cicatrices laissée par cette pratique, etc.

Il a dénoncé la logique abjecte de la défense, qui consiste à dire que LSM aurait dû être tué puisque c’était lui qui parlait le plus et que, par conséquent, il mentait en raison du fait qu’il était toujours vivant. S’agissant du puits dans lequel les six autres civils ont été jetés, Me Jakob a indiqué que Me Gianoli s’imaginait probablement un puits médiéval, comme un enfant s’imagine un train à vapeur lorsqu’on lui parle d’un train. Or, selon l’avocat, il s’agit d’un puits surmonté d’une pompe à main et pourvu d’un « manhole » afin qu’un réparateur puisse accéder à la fosse. 

Me Jakob est revenu sur deux épisodes relatés par son client, soit d’une part le meurtre des 6 civils et, d’autre part, le pillage de la génératrice, et a déclaré que ces deux épisodes avaient également été évoqués par d’autres personnes avec des points de vue différents. Les témoins du meurtre des 6 civils sont à la fois, SS, qui était une jeune fille à l’époque et qui a assisté à la scène depuis la fenêtre de la maison où elle était retenue captive comme esclave sexuelle, et LSM, un civil ramené de force à Foya. Quant au pillage et au transport forcé de la génératrice, cet épisode est raconté par LSM en tant que soldat ULIMO faisant partie de l’escorte du convoi ainsi que par JTC et JS en leur qualité de victimes.

Selon l’avocat, chacune de ces personnes a vu les mêmes scènes à travers des expériences individuelles et des prismes différents – comme deux photos prises avec des appareils et depuis un point de vue différent – et les a retranscrites dans son souvenir puis dans son récit avec ses propres outils mentaux – comme si on développait ces photos dans des laboratoires distincts. Me Jakob a déclaré que malgré certaines discrépances, les uns et les autres décrivaient la même chose et que la richesse des concordances entre les récits était telle qu’elle leur donnait une texture de vérité impossible à fabriquer de façon synthétique.

Me Jakob a proposé aux juges un raisonnement par impossible : quand bien même les avocats des parties plaignantes étaient les avocats corrompus et corrupteurs décrits par Me Gianoli, il demeurerait impossible de fabriquer les récits de SS, JTC et LSM. Selon l’avocat, une fabrication sauterait aux yeux des juges après 15 minutes, soit le temps qu’il a fallu pour se rendre compte que le récit des témoins MuK et MoK cités par la défense était fabriqué.

Me Jakob a ensuite tenu à revenir sur deux moments qui l’ont particulièrement marqué lors des débats d’appel, en plus de la situation de Papa. L’avocat a d’abord évoqué le témoignage de SS qui a confronté en direct toutes les personnes présentes dans la salle d’audience aux horreurs de la guerre. Me Jakob a déclaré qu’une chape de plomb s’était abattue aussitôt que SS avait commencé à s’exprimer, avec des mots simples et une force émotionnelle rare. Il a raconté que LSM était en pleurs à côté de lui. 

Me Jakob a reconnu qu’il y avait des différences au sein des déclarations de SS et a déclaré qu’il n’allait pas se livrer à une exégèse ligne par ligne de tout ce qu’elle a dit. Il a affirmé que le principe de l’immédiateté gouvernait le procès pénal de sorte que l’impact de ce qu’a dit SS ne saurait être retranscrit dans un procès-verbal. Par ailleurs, il y a selon l’avocat des éléments du récit de SS qui ne trompent pas, soit parce qu’ils démontrent qu’il s’agit réellement de son propre vécu soit parce qu’ils se recoupent avec des éléments du dossier. 

Me Jakob a brièvement évoqué l’erreur commise par SS quant à l’identification du prévenu sur la planche photographique. Selon lui, cette erreur s’explique d’une part par le fait que SS a toujours indiqué que Kundi et Kosiah étaient toujours ensemble et a donc désigné deux photos juxtaposées. D’autre part, SS avait certainement en mémoire ses déclarations devant le juge français, qui lui a proposé le même exercice d’identification sur la même planche photographique et lors duquel elle a commis la même erreur. 

L’avocat est ensuite revenu sur le deuxième moment qui l’a marqué, à savoir les 15 ou 20 dernières minutes de l’audition de son mandant. Me Jakob a déclaré que LSM était un homme profondément traumatisé dont il admirait le courage de venir témoigner. Il a rappelé que son client était particulièrement exposé aux représailles en tant qu’ancien soldat ULIMO et qu’il se sentait pourchassé comme un animal. L’avocat a mis en opposition les propos de Me Gianoli, qui a déclaré que ceux qui disaient la vérité n’avaient rien à craindre, avec ceux de Lamine Kenneh qui a réclamé au Procureur les noms et les photos des parties plaignantes. 

Selon Me Jakob, LSM est également celui qui rend le prévenu particulièrement nerveux. A ce titre, l’avocat a évoqué les gestes codés d’intimidation qu’a adressés Alieu Kosiah à LSM dès la première audition. Il a déclaré rejoindre Me Wakim sur le fait qu’Alieu Kosiah ne reconnaissait pas ses victimes car c’étaient des objets pour lui, tout en affirmant ne pas être certain que le prévenu n’ait pas reconnu LSM. Me Jakob a indiqué que la nervosité d’Alieu Kosiah lui avait toujours donné l’impression qu’il avait reconnu LSM et a déclaré avoir été conforté dans cette idée par le rapport produit par la défense, qui ne fait aucune mention de LSM car le prévenu sait très bien que ce que dit LSM est vrai. 

Me Jakob a poursuivi en affirmant que LSM portait sur lui le fardeau des traumatismes de la guerre, des séquelles physiques et psychiques, des risques majeurs qu’il encourt pour sa sécurité, de la séparation qu’il s’impose de sa famille, et que c’était avec ce bagage écrasant qu’il s’était présenté devant la Cour. L’avocat a insisté sur la difficulté que représentait l’exercice du témoignage pour LSM, qui peinait à comprendre les questions et répondait parfois de manière erratique. Me Jakob a ajouté que le fait d’être confronté à des contradictions dans ses propos était un exercice tout aussi difficile pour son client. Il a affirmé que LSM avait fait un effort immense devant la Cour pour comprendre les questions et pour pouvoir y répondre de manière compréhensible. 

L’avocat en est venu aux vingt dernières minutes de l’audition de LSM. Il a déclaré n’avoir jamais vu son mandant s’exprimer avec une telle force, une telle clarté et une telle lucidité. Selon Me Jakob, LSM a livré des détails qu’il n’avait jamais livrés auparavant. Il a fait preuve d’une force d’esprit pour livrer sa vérité en sachant que c’était la dernière occasion de le faire pour lui. L’avocat a raconté que LSM était ensuite revenu vers lui, s’est écroulé sur la table et s’est endormi. Me Jakob a déclaré y avoir vu une forme de paix retrouvée, comme si LSM avait pu chasser ses fantômes. 

L’avocat a terminé sa plaidoirie par quelques considérations concernant l’appel joint. S’agissant du coup de couteau, Me Jakob a renvoyé aux développements du MPC en précisant que son client avait expliqué dès la toute première audition qu’il ignorait qui en était l’auteur. L’avocat a invité la Cour à retenir la co-activité en lien avec ces faits. Il a ajouté que l’acquittement du prévenu en première instance s’expliquait par un problème de rédaction de l’acte d’accusation et non pas par un problème lié à la crédibilité de LSM. L’avocat a déclaré qu’il n’avait pas à plaider les raisons pour se distancier du jugement de première instance, car il s’agissait d’une question formelle qui avait été plaidée et tranchée par la Cour en lien avec la modification de l’acte d’accusation. Selon lui, si l’acte d’accusation avait été le même que celui dont la Cour d’appel a été saisie, le verdict aurait sans aucun doute été un verdict de culpabilité. 

Pour le surplus, Me Jakob a indiqué que LSM persistait dans les conclusions formées dans son appel joint et a remercié les juges pour leur écoute. 

Réplique de Me Gianoli

Me Gianoli a répliqué en déclarant que le dossier connaissait une balle magique, non pas de la taille d’une balle de ping pong mais d’une medecine ball. 

Il s’est référé au procès-verbal d’audition et a déclaré que contrairement aux affirmations d’AS, son client n’était pas colérique, mais s’était simplement énervé lors de l’audition d’AS et avait pleuré plusieurs fois au cours de la procédure. 

Me Gianoli a également insisté sur le fait que son client ne devait pas être jugé pour le simple fait qu’il faisait partie de l’ULIMO. Il a rappelé que dans le rapport de la TRC, le nom d’Alieu Kosiah figurait dans la troisième liste, à savoir la liste de ceux qui devraient présenter des excuses publiques. 

L’avocat est ensuite revenu sur l’audition de Fofana et sur le surnom Physical Cash donné à son client. Il a déclaré que les arguments des avocats des parties plaignantes s’apparentaient à la théorie de la crème fouettée : beaucoup de volume, mais peu de substance. 

Réplique du MPC

Le Procureur s’est quant à lui exprimé sur la qualification de crime contre l’humanité. Il a déclaré que l’affaire Kosiah était un cas d’école sur les attaques systématiques et généralisées contre la population civile du Lofa. 

Il a répété que Me Jakob et lui-même étaient « d’accord de ne pas être d’accord » en ce qui concerne la rétroactivité de l’art. 264a CP et a invité les juges à consulter d’autres extraits des débats parlementaires. Le Procureur a notamment cité les propos d’Eveline Widmer-Schlumpf, selon lesquels une telle rétroactivité est contraire aux art. 1 et 2 CP ainsi qu’au principe nulla poena sine lege. Il a rappelé que l’absence de rétroactivité ne signifiait pas l’impunité des délits passés. Au contraire, les délits traditionnels et les délais de prescription ordinaires s’appliquent. Selon le Procureur, les juges de Nuremberg ont précisément été critiqués pour avoir jugé des crimes avant même qu’ils ne soient définis en droit pénal. 

Le Procureur s’est également référé aux propos d’Eveline Widmer-Schlumpf concernant les négociations sur le Statut de Rome, lors desquelles les parties ont renoncé à prévoir la rétroactivité. Il a déclaré que même si la rétroactivité aurait certains avantages, la volonté du législateur était néanmoins claire, de sorte qu’il a invité les juges à suivre l’avis du premier conseil et du Conseil fédéral. 

Réplique de Me Jakob

Me Jakob a rebondi sur les déclarations du Procureur en citant le propos du conseiller national Yves Nidegger, duquel il transparaît que la proposition de la minorité était une rétroactivité absolue pour des faits qui n’étaient punis qu’en droit coutumier. Selon l’avocat, ce n’est pas ce que prévoit l’art. 101 al. 3 CP, puisqu’il s’agit d’une rétroactivité protégée par le fait qu’il est nécessaire d’avoir une correspondance entre les actes commis et le droit suisse applicable au moment des faits. 

Me Jakob a expliqué qu’en 2011, le Parlement n’avait pas voulu imposer une rétroactivité absolue. La question est néanmoins de savoir ce que le Parlement a voulu faire en 1979 lorsqu’il a adopté l’art. 75bis aCP. 

Réplique de Me Wavre

Me Wavre s’est exprimé au sujet de l’attitude d’Alieu Kosiah. Il a rappelé le véritable « coup de gueule » du prévenu lors des débats de première instance et s’est étonné de l’absence totale d’émotion chez Alieu Kosiah lorsque Papa, l’enfant soldat entre les mains duquel le prévenu a mis une Ak47, a quitté la salle d’audience. Selon Me Wavre, Alieu Kosiah n’est pas un être insensible, mais sensible uniquement à sa propre cause. 

* * *

Le Président a donné la parole à Alieu Kosiah, afin qu’il puisse s’exprimer une dernière fois. 

Alieu Kosiah s’est tout d’abord adressé aux juges et s’est dit satisfait de la manière dont les débats d’appel ont été menés, dans la mesure où l’opportunité lui avait été donnée de répondre à chacune des allégations portées contre lui. 

Le prévenu a ensuite affirmé que le but de la Suisse dans le cadre de cette procédure était uniquement la justice, « rien d’autre et rien de plus que la justice ». Il a répété qu’il n’avait jamais capturé le Lofa, qu’il ne connaissait pas les parties plaignantes et qu’il ne les avait jamais rencontrées. Alieu Kosiah a affirmé que seul chemin menant à la justice était celui de la vérité et que la seule chose qu’il demandait aux juges était d’établir la vérité. Il a déclaré : « Le mot justice n’a pas de sexe, pas de couleur, pas de religion, pas de race. Le mot justice, c’est justice pour tous. Et pour en arriver là, il faut s’assurer que la vérité soit établie ». 

Alieu Kosiah a affirmé que personne ici ne savait quel comportement il avait eu pendant la guerre, car personne ne le connaissait pendant la guerre. Selon le prévenu, personne ne peut non plus dire comment se sont comportées les parties plaignantes pendant la guerre. Il a déclaré que c’était cela que la Cour devait décider, autrement dit savoir qui était honnête ou non. Pour ce faire, il suffit de savoir qui a remplacé Pepper & Salt et a reçu l’ordre de le chasser selon le prévenu. 

Alieu Kosiah s’est ensuite exprimé au sujet de Me Jakob, qui a menti selon lui pour la deuxième fois devant une Cour. Le prévenu a répété avoir eu une seule affectation dans le Lofa, à Zorzor, ce que confirme le document de la mission des Nations Unies au Libéria, à la seule différence qu’il n’était pas lieutenant-colonel mais uniquement colonel. Selon Alieu Kosiah, Me Jakob a tenté d’induire les juges en erreur en accusant faussement le prévenu d’avoir participé à l’attaque de Gbarnga tout en se référant au document précité, qui ne met cependant pas en cause les ULIMO. 

Le prévenu est ensuite revenu les Kamajors en Sierra Leone évoqués par Me Werner, qui auraient tué le commandant de LSM, CO Jackson, que personne ne connaissait. Selon Alieu Kosiah, les Kamajors étaient alliés avec les ULIMO et ne tuaient pas les soldats ULIMO. Le prévenu a laissé entendre que le commandant de LSM n’était pas ULIMO puisque LSM a déclaré qu’il combattait aux côtés des RUF. 

Alieu Kosiah s’est adressé à Me Wavre et lui a indiqué qu’AS portait déjà ce nom avant la guerre. Il a ajouté que Mami Wata le connaissait sous ce nom avant la guerre. 

Le prévenu a enfin remercié le Président et les juges de l’avoir écouté et a tenu à féliciter tout le monde, y compris l’autre côté de la barre, et en particulier son avocat aux côtés duquel il a passé les sept dernières années. Il a précisé qu’il n’avait rien contre le Procureur mais aurait préféré qu’il soutienne la vérité. Alieu Kosiah a également remercié les policiers pour leur gentillesse dès le premier jour. Il a adressé ses derniers mots à Me Wavre en lui disant qu’il attendait toujours une réponse au sujet de la lettre produite par l’avocat. Selon Alieu Kosiah, cette lettre ne contient aucune mention de MoK et MuK contrairement aux allégations de l’avocat.  

* * *

Le Président a déclaré que la Cour rendrait son jugement public le jeudi 1er juin 2023 à 14h avant de prononcer la clôture des débats. 

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