Jour 1 – Ouverture du procès d’Alieu Kosiah
Le procès d’Alieu Kosiah a officiellement débuté devant le Tribunal pénal fédéral à Bellinzone. M. Kosiah est accusé d’avoir commis, ordonné ou participé à des crimes de guerre comprenant des meurtres, actes de violence sexuelle, de profanation d’un cadavre, de recrutement et utilisation d’un enfant soldat, de pillages, de traitements cruels, et de transports forcés de biens pillés, d’armes et de munitions.
En raison de la propagation du COVID-19, le procès a été scindé en deux parties. Durant la première partie du procès, qui aura lieu du 3 au 11 décembre 2020, le Tribunal procédera aux questions préjudicielles et à l’audition du prévenu à Bellinzone. Dans un second temps, prévu pour début 2021, le Tribunal procèdera à l’audition des sept parties plaignantes, des neuf témoins et aux plaidoiries des différentes parties. Les dates précises de la seconde partie du procès n’ont pas encore été communiquées.
La situation sanitaire ne permet pas au public d’assister au procès, seuls les journalistes sont autorisés à le suivre dans une salle adjacente. Le port du masque est obligatoire dans l’enceinte du Tribunal.
Le procès sera présidé par un collège de 3 juges fédéraux, Jean-Luc Bacher, David Bouverat et Stephan Zenger. Le juge Bacher est le juge président. Son rôle sera de mener les débats. La greffière-juriste du Tribunal se dénomme Marine Neukomm.
Lors des débats, le Procureur Andreas Müller représente le Ministère public de la Confédération. Il a pour rôle de prouver la culpabilité du prévenu concernant les infractions énumérées dans l’acte d’accusation. Il est assisté en audience du Procureur assistant Julien Wenger.
En plus du Tribunal, du Procureur et du prévenu, les sept parties plaignantes participent également à la procédure. Elles sont représentées par Me Alain Werner, Me Romain Wavre, Me Raphaël Jakob, Me Hikmat Maleh et Me Zena Wakim.
Quant à Alieu Kosiah, ce dernier est représenté par Me Dimitri Gianoli.
Le procès durera dans son intégralité quatre semaines. A l’issue des plaidoiries, qui se dérouleront durant la seconde partie du procès, les juges fédéraux se retireront pour délibérer du cas et statueront sur la culpabilité du prévenu, la peine, les éventuelles sanctions ainsi que les prétentions civiles.
Introduction
Aujourd’hui, 3 décembre 2020, le juge président Bacher a présenté la composition et constaté la présence de toutes les parties. Après avoir rappelé à l’interprète, Thomas Menanteau, ses obligations, le Tribunal a partagé diverses informations organisationnelles relatives au procès.
Ce premier jour du procès a été consacré aux questions préjudicielles. Le Tribunal, le Ministère public de la Confédération, l’avocat de la défense ainsi que les avocats des parties plaignantes ont pu soulever toute contestation relevant d’aspects procéduraux.
Questions préjudicielles de Me Werner et Me Wavre
En premier lieu, Me Werner a exposé la première des deux questions préjudicielles soulevées par lui-même et Me Wavre. Il a demandé que l’audition d’Alieu Kosiah soit reportée à la deuxième partie du procès (prévue pour début 2021) afin de permettre aux parties plaignantes d’y assister.
Me Werner a commencé par rappeler son incompréhension vis-à-vis de la décision du Tribunal notifiée le 20 novembre 2021. Pour rappel, le Tribunal avait alors décidé de ne procéder dans un premier temps qu’à l’audition de M. Kosiah, et non à celle des parties plaignantes, ce malgré une demande de reconsidération envoyée par Me Werner toujours le 20 novembre en vue d’autoriser les parties plaignantes à également assister. Le Tribunal, suite à cette demande de reconsidération, a seulement laissé la possibilité aux parties plaignantes qui le souhaitaient de venir à leurs frais, en Suisse, pour assister aux débats, et ce sans même pouvoir être entendues. Selon le Tribunal, leur présence n’était pas indispensable à la tenue de cette première partie du procès.
Me Werner a expliqué que les parties plaignantes étaient prêtes à venir témoigner en Suisse depuis avril 2020 malgré la condition sanitaire, qu’il avait obtenu leur plein consentement et que ces dernières avaient entrepris diverses démarches pour leur venue. Concernant une éventuelle venue des parties plaignantes à leurs frais sans être entendues, Me Werner a expliqué l’impossibilité financière que cela représentait pour ces dernières. Il a illustré ce propos en expliquant que trois des parties plaignantes gagnent moins de 500 dollars par mois. Un tel voyage représenterait donc plus de six mois de salaire.
Me Werner a également rappelé que cette décision du Tribunal viole le droit, notamment le principe fondamental de la publicité des débats et le principe de la comparution personnelle des parties plaignantes, ces dernières ayant le droit de comparaître personnellement dans le procès où elles sont parties plaignantes.
Il a ensuite expliqué que l’absence des parties plaignantes provoque ainsi un triple préjudice : pour le Tribunal, pour les avocats des parties plaignantes, et pour les parties plaignantes elles-mêmes.
Premièrement, Me Werner a rappelé que le procès était presque exclusivement basé sur des témoignages ; les juges devant ainsi, lors de leur délibéré, évaluer la parole d’Alieu Kosiah et celles des parties plaignantes. Ces paroles étant totalement incompatibles entre elles, cet examen de la crédibilité des parties plaignantes et du prévenu est donc capital puisqu’il fondera l’intime conviction des juges. L’absence des victimes lors de l’audition d’Alieu Kosiah empêcherait alors le Tribunal d’apprécier pleinement les réactions des victimes aux propos de ce dernier, provoquant selon l’avocat un obstacle non négligeable dans la découverte de la vérité. De plus, il a ajouté qu’il est fondamental que les juges puissent apprécier devant leurs yeux les réactions de M. Kosiah aux propos des parties plaignantes et inversement celles des parties plaignantes aux propos du prévenu qui les accusent de mentir et de fabriquer, mettant en exergue l’importance fondamentale du contradictoire.
Deuxièmement, Me Werner a ajouté que l’absence des victimes provoquerait également un dommage irréparable pour les avocats des parties plaignantes. Il a expliqué que lors de l’instruction, la défense, soit Alieu Kosiah et son avocat, ont toujours pu participer aux auditions des parties plaignantes, ce qui a permis à M. Kosiah lui-même de parfois corriger certains propos traduits par l’interprète, propos difficilement compréhensible pour quelqu’un ne parlant pas couramment l’anglais avec accent du Liberia, ou même demander que des propos qui avaient été omis dans la traduction soient rajoutés. Me Werner a pris comme exemple le diminutif du terme en langue Mandingo, « dingo », utilisé par une partie plaignante lors de son audition, omis par l’interprète, et qui, selon le prévenu, avait une connotation raciste. Cet exemple, selon Me Werner, démontre qu’en l’absence d’Alieu Kosiah, cette subtilité linguistique, qui a ensuite été utilisée à de nombreuses reprises dans les argumentaires de la défense, n’aurait jamais été relevée. A l’inverse, les parties plaignantes, pendant les 29 auditions (695 pages de transcription) d’Alieu Kosiah pendant l’instruction sur plusieurs années, n’ont jamais pu réagir à ses propos, n’ayant jamais été présentes elles-mêmes. Me Werner a également fait remarquer qu’il n’y avait eu seulement qu’une seule confrontation entre le prévenu et une partie plaignante en six ans ; d’où l’importance pour les avocats des parties plaignantes de pouvoir être avec leurs clients en audience lors de l’audition d’Alieu Kosiah, comme cela est prévu par la loi, dans le but de pouvoir recueillir les réactions spontanées de leurs clients et échanger, bénéficier de leur compréhension, afin d’analyser avec précision ce qui est en train de se dire.
Troisièmement, Me Werner a expliqué que la présence des parties plaignantes à l’audition de M. Kosiah est d’une importance capitale pour elles-mêmes. En effet, cette participation leur permet de commencer un processus et panser le traumatisme subi, en vue de retrouver une paix intérieure. Leur absence leur provoquerait donc un préjudice irréparable, elles qui attendent depuis très longtemps que justice soit faite, et n’ont pas pu assister à l’instruction qui a duré des années en Suisse, mis à part leur propre audition de quelques jours. Ainsi, les parties plaignantes tiennent donc par-dessus à être présentes à l’audition du prévenu. Selon Me Werner, il serait cruel leur voler ce moment, clef pour leur réparation intérieure.
Me Werner a donc conclut à ce que l’audition d’Alieu Kosiah soit reportée à la deuxième partie du procès, prévue pour début 2021, afin de permettre aux parties plaignantes d’y assister. Subsidiairement, Me Werner a conclu à ce que, si cette première conclusion préjudicielle était écartée par le Tribunal, l’audition soit alors intégralement filmée et retransmise en direct au Liberia le cas échéant pour que les victimes puissent suivre les auditions via un lien vidéo. Toutefois, il a souligné que cette alternative ne serait qu’une solution partielle, au vu des potentiels problèmes techniques.
En second lieu, lors de la deuxième question préjudicielle, Me Wavre a demandé au Tribunal l’audition du Colonel de gendarmerie française Eric Emeraux. L’avocat a souligné que malgré le fait que ni la Police judiciaire fédérale, ni le Procureur ni les juges n’ont pu se rendre au Liberia, les parties plaignantes restent convaincues que l’on puisse rendre un verdict équitable. Toutefois, selon Me Wavre, l’expérience du terrain reste importante et il est donc primordial que les juges aient un retour direct de cette expérience, retour possible avec l’audition de M. Emeraux. Il a expliqué qu’au vu de son expérience professionnelle sur le terrain, M. Emeraux est à même d’expliquer ce que les victimes ont pu ressentir, les raisons qui ont poussé certaines victimes à venir témoigner et d’autres de ne pas le faire par crainte. Il a rajouté que M. Emeraux pourrait également apporter des détails sur les reconstitutions opérées dans le cadre d’une procédure française visant un autre ressortissant libérien également ancien commandant ULIMO, certains faits lui étant reprochés étant également imputés à Alieu Kosiah. Il a expliqué ensuite que M. Emeraux a travaillé en collaboration avec le Global Justice Research Project (ci-après « GJRP ») et pourrait expliquer les méthodes de l’organisation.
Pour ces raisons, Me Wavre a conclu que l’audition de M. Emeraux est primordiale pour la procédure.
Les avocats des autres parties plaignantes, soit Me Jakob, Me Maleh et Me Wakim se sont tous ralliés à la position de Me Werner et Me Wavre quant au report de l’audition d’Alieu Kosiah ainsi qu’à la demande d’audition de M. Emeraux.
Me Jakob a, pour sa part, ajouté que son mandant avait émis le profond souhait d’être présent à ce procès et qu’il n’avait jamais demandé à en être dispensé. Il a également mentionné la présence de caméras dans la salle, pouvant faciliter une éventuelle retransmission en direct du procès pour permettre aux parties plaignantes de les suivre si l’audition du prévenu ne devait pas être reportée à 2021.
De son côté, Me Maleh a ajouté que son client avait exprimé sa reconnaissance à ce que la procédure puisse se dérouler en Suisse et qu’il puisse y participer. Il a souligné l’importance du déroulement du procès en Suisse, procès qui aurait été impossible à réaliser au Liberia. Il a expliqué que son mandant avait spontanément remercié toutes les parties de la procédure, y compris la défense, pour leur travail effectué. De plus, il a ajouté que son client n’avait jamais entendu Alieu Kosiah et sa présence à son audition aurait été la seule possibilité de le faire.
Quant à Me Wakim, elle a ajouté l’importance du rôle de la justice et de son travail de mémoire, d’autant plus important pour les victimes de violences sexuelles, dont sa mandante.
Le Tribunal a ensuite demandé l’avis du Procureur ainsi que celui de la défense quant aux questions préjudicielles soulevées par Me Werner et Me Wavre.
Le Ministère public de la Confédération a déclaré qu’il regrettait l’absence des plaignants à l’audition de M. Kosiah mais que la procédure devait prendre en compte la situation sanitaire et celle du prévenu. Il a plaidé la continuation du procès comme il avait été prévu. Quant à l’audition d’Eric Emeraux, le Procureur fédéral Müller s’en est rapporté à justice et a rappelé qu’il ne s’y était pas opposé à cette audition par le passé.
De son côté, l’avocat de la défense Me Gianoli a souligné qu’il n’y avait effectivement aucune preuve écrite contre son client dans ce dossier et que l’accusation reposait seulement sur des paroles comme l’a plaidé Me Werner. Il a expliqué que les positions des parties plaignantes étaient connues et que leurs déclarations ne devaient pas être modifiées au vu de ce que disait Alieu Kosiah. Il a ajouté que le Tribunal n’est pas un théâtre et que les réactions des victimes à l’audition de l’accusé ne sont pas nécessaires, d’autant plus au vu de la situation sanitaire. De fait, il a conclu au rejet de cette demande préjudicielle des parties plaignantes.
Quant à la question relative à l’audition de M. Emeraux, la défense a estimé que malgré son expérience du terrain, ses méthodes restent inconnues. Me Gianoli a ajouté que la représentation du prévenu n’avait pas été assurée sur le terrain et qu’il s’agissait du procès d’Alieu Kosiah et non du groupe ULIMO ou de la première guerre civile au Liberia. Il a finalement estimé que les éléments au dossier étaient suffisants et que les déclarations de M. Emeraux ne seraient, pour le surplus, ni pertinentes, ni objectives.
La défense a conclu au rejet des deux questions préjudicielles de Me Werner et Me Wavre.
Questions préjudicielles de Me Jakob
Après une courte pause, Me Jakob a, à son tour, soulevé ses questions préjudicielles. Il a demandé de reconsidérer la qualification juridique des faits reprochés à Alieu Kosiah, notamment l’application des articles 264a, 264b ss et 264k du code pénal suisse concernant les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et la responsabilité du supérieur hiérarchique.
Me Jakob explique que sa demande se base sur l’article 344 CPP (Code Procédure Pénale) qui prévoit implicitement que le Tribunal peut s’écarter de l’analyse juridique des Procureurs mais qu’il doit alors informer les parties à la procédure, et en premier lieu le prévenu.
Me Jakob continue son raisonnement en expliquant que les dispositions relatives aux crimes contre l’humanité, soit l’article 264a du code pénal suisse, sont applicables au cas d’espèce. Il a expliqué que les infractions reprochées à Alieu Kosiah sont des actes essentiellement dirigés contre des civils et commis de manière systématique et généralisée contre ces derniers. Il a également souligné que l’acte d’accusation ainsi qu’un rapport de la police judiciaire fédérale constataient que les civils avaient été délibérement et systématiquement ciblés tout au long du conflit, cet élément de contexte constituant précisément la définition juridique de l’élément contextuel des crimes contre l’humanité.
Toutefois, le Ministère public de la Confédération a toujours estimé que cette appréciation juridique était impossible. Ce dernier considère que la prescription fait obstacle à ce que les actes reprochés à Alieu Kosiah puissent être qualifiés de crimes contre l’humanité. Les parties plaignantes pendant l’instruction avaient formé recours contre ce point de vue juridique, et la Cour des Plaintes avait rejeté ce recours comme irrecevable le 2 février 2018. Selon elle, la qualification juridique des actes relève de la compétence du juge du fond (article 344 CPP). Selon Me Jakob le Ministère Public de la Confédération a toutefois inclut au terme de l’instruction dans l’acte d’accusation tous les éléments pour qualifier les faits comme crimes contre l’humanité.
Me Jakob rappelle que le Ministère public de la Confédération considère malgré tout que les crimes contre l’humanité selon l’article 264a du code pénal ne sont pas applicables en raison de l’article 2 al. 1 CP qui interdit d’appliquer la loi de façon rétroactive, ou avant son entrée en vigueur, soit en 2011 pour les crimes contre l’humanité. Les procureurs considèrent qu’il n’existe pas d’exception au principe de la non-rétroactivité pour les crimes contre l’humanité, alors que Me Jakob pense que cette exception est prévue par l’article 101 CP, et que la jurisprudence récente du Tribunal fédéral va dans ce sens. Il cite un arrêt de 2018 qui a statué que des actes potentiellement qualifiables de crimes contre l’humanité commis sur le territoire algérien avant 2011 n’étaient pas prescrits et devaient être poursuivis comme crimes contre l’humanité. Or selon Me Jakob l’article 101 al 3 CP stipule que l’article 101 al 1 let b CP est applicable si l’action pénale n’était pas prescrite au 1er janvier 2011, ce qui est le cas dans cette affaire sans quoi le procès ne pourrait pas avoir lieu maintenant. L’article 101 al 1 let b CP rend donc selon Me Jakob les crimes contre l’humanité imprescriptibles.
Me Jakob poursuit en rappelant que lorsqu’un comportement peut être qualifié à la fois de crime de guerre et de crime contre l’humanité, une condamnation doit intervenir pour ces deux qualifications, ce pour donner une image complète de sa culpabilité, les deux crimes n’ayant pas les mêmes éléments constitutifs. En effet, il y a une notion de crimes de masse et de négation de l’humanité des victimes dans la poursuite des crimes contre l’humanité qui n’existe pas pour les crimes de guerre qui eux doivent être commis pendant une guerre.
Reste selon Me Jakob la question de savoir si les parties plaignantes ont le droit à ce stade de soulever cette question préjudicielle et invoquer l’article 344 CPP malgré le fait que leur droit peut être encore garantit par le jugement rendu par les juges au terme du procès. Il relève à ce propos que son client à un droit comme tous les autres participants au procès à un déroulement prévisible du procès et qu’il existe pour lui donc un intérêt majeur à ce que le Tribunal applique d’entrée l’article 344 CPP. Me Jakob se réserve le droit de plaider à nouveau cette question dans ses plaidoiries finales si les juges ne devaient pas le suivre à ce stade.
Me Jakob plaide enfin que son raisonnement sur les crimes contre l’humanité et l’article 101 CP a pour corolaire selon lui que le Ministère public de la Confédération devrait aussi appliquer pour les crimes de guerre le droit codifié depuis 2011 par le code pénal, et non l’ancien droit militaire.
L’avocat demande enfin aux juges d’indiquer aussi s’ils se réservent ou non la possibilité d’analyser les faits sous l’angle de l’article 264k CP selon lequel un commandant doit répondre des crimes commis par les soldats sous ses ordres quand il ne fait rien pour les arrêter.
Après l’exposé de ces questions préjudicielles, le Tribunal a demandé si le Ministère public de la Confédération souhaitait y réagir.
Le Procureur général a estimé qu’une nouvelle qualification juridique n’avait pas sa place au sein des questions préjudicielles et que ces questions doivent être tranchées à l’issue des délibérations conformément à la jurisprudence du Tribunal pénal fédéral. Il a ajouté également que l’exception prévue par l’art. 101 al 3 CP n’est pas une exception à la non-rétroactivité des lois mais bien une exception à la prescription. Selon le Procureur l’arrêt cité par Me Jakob sur le contexte algérien va au contraire dans son sens, le Tribunal pénal fédéral ayant examiné si les conditions étaient remplies pour qu’un assassinat commis dans les années 90 dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique devienne imprescriptible. Cet arrêt selon lui ne disait rien d’autre.
Sur la question de l’article 264k CP le Procureur note que cet article est entré en vigueur le 1er janvier 2011 et que le principe de la non-rétroactivité de la norme pénale empêche l’application de cet article.
Le Procureur a donc conclu au rejet des questions préjudicielles soulevées par Me Jakob.
Les avocats des autres parties plaignantes se rallient aux propos de Me Jakob, Me Maleh ajoutant qu’il comprend que le Procureur veuille que ces questions soient tranchées au fond mais il exprime sa crainte que si la communication prévue par l’article 344 CPP n’est pas faite ce jour alors le Tribunal se trouverait dans l’impossibilité de trancher ces questions au fond.
La défense fait sienne les développements du Procureur et a estimé aussi que ces questions avaient déjà été examinées en 2016 et qu’elle était d’accord avec les conclusions du Ministère public de la Confédération relative à ces questions préjudicielles et à leur rejet.
En réplique Me Jakob dit encore qu’il est d’accord avec le Ministère public de la Confédération que les questions qu’il soulève doivent être traitées dans le jugement sur le fond. Toutefois, il demande comment faire quand la doctrine sur l’article 344 CPP indique au contraire que les juges doivent informer au plus tôt les parties, et en tous les cas avant les plaidoiries.
Questions préjudicielles de Me Gianoli
Cela a ensuite été le tour de l’avocat de la défense de présenter ses questions préjudicielles. Me Gianoli a annoncé qu’il allait demander la récusation de Me Werner, avec comme conséquence la récusation de Me Wavre. Il a également annoncé qu’il demanderait le retrait de divers témoignages récoltés par le GJRP.
Tout d’abord, Me Gianoli a expliqué que malgré l’absence de disposition explicite sur la possibilité pour une autorité de récuser un avocat, il était généralement admis que de telles questions relevaient de l’autorité saisie du litige, c’est-à-dire le Tribunal pénal fédéral.
Me Gianoli a commencé par rappeler que selon les dispositions de la loi sur la libre circulation des avocats (LLCR) un avocat devait maintenir une indépendance personnelle et éviter tout conflit d’intérêt. Dispositions qui, selon lui, n’étaient pas respectées par Me Werner et par Me Wavre également.
En effet, l’avocat de la défense a affirmé que les organisations non gouvernementales (ONG) Civitas Maxima, basée en Suisse, et le GJRP, basé au Liberia, avaient un lien très étroit. Me Gianoli a illustré ce lien en citant divers extraits de l’ancienne version du site internet de Civitas Maxima et celui du GJRP. Il a notamment soulevé que selon ces derniers, le GJRP était l’organisation sœur de Civitas Maxima et que les employés du GJRP collaboraient avec Civitas Maxima. Me Gianoli a également rappelé qu’Hassan Bility, directeur du GJRP, apparaissait à de nombreuses reprises dans le dossier.
Me Gianoli a conclu qu’au vu de cette relation, et notamment du fait que le GJRP était entièrement financé par Civitas Maxima, la première servait de « porteur d’affaires» à la seconde. Il a ensuite expliqué qu’au vu de cette relation, Me Werner portait donc une « double casquette » qui avait pour conséquence que les différents intérêts liés à ses deux rôles, à la fois avocat de parties plaignantes et directeur de Civitas Maxima, se confondaient.
L’avocat de la défense a ensuite partagé plusieurs exemples illustrant, selon lui, les différentes situations dans lesquelles le double rôle de Me Werner a été problématique dans l’affaire Kosiah. Il a notamment affirmé que le prévenu avait été pris pour cible uniquement parce qu’il résidait en Suisse, basant son argumentaire sur des échanges d’emails entre Me Werner et Hassan Bility. Ainsi, il apparaît selon l’avocat que ce n’est pas suite à des informations glanées au cours des recherches sur le terrain au Liberia que le nom d’Alieu Kosiah est apparu, mais bien au contraire suite à une démarche spécifique de Me Alain Werner. Suite à cette demande le GJRP a assuré à Me Alain Werner tout mettre en œuvre pour atteindre cet objectif.
Au cours de son argumentaire, Me Gianoli a cependant été interrompu par le président le juge Bacher. Ce dernier, voyant que M. Kosiah était ému, a demandé au prévenu s’il souhaitait que son défenseur s’interrompe un moment. M. Kosiah, à cet instant, s’est exprimé en anglais pour rappeler qu’il était incarcéré depuis plus de de six ans et qu’il avait été pris pour cible. Le président a alors insisté pour que le prévenu soit laisse son avocat continuer, ou demande à faire une pause.
Me Gianoli a ensuite continué à illustrer les situations problématiques dues à la « double casquette » de Me Alain Werner. Il a notamment affirmé que Me Werner avait volontairement empêché un témoin de venir déposer en Suisse, ceci étant confirmé selon lui par les propos de Me Hikmat Maleh, avocat d’une autre des parties plaignantes, lors d’un échange d’emails pendant l’instruction, ce dernier ayant écrit à Me Alain Werner « Bien vu Alain ! » lorsque le témoin en question ne s’était pas présenté en Suisse pour témoigner.
L’avocat a continué en affirmant que Me Werner avait utilisé des éléments du dossier concernant Alieu Kosiah afin de déposer plainte, au nom de Civitas Maxima, contre un suspect libérien en France, M. Kunti Kamara. Civitas Maxima, en déposant elle-même la plainte, et non au nom des plaignants, a démontré son intérêt selon l’avocat à multiplier les procédures et empêcher la recherche de la vérité dans la procédure en Suisse.
Donnant d’autres exemples tirés de la procédure dont le fait que selon lui Civitas Maxima a relayé des informations issues de la procédure en Suisse au GJRP au Liberia Me Gianoli arrive à la conclusion que Me Werner n’a aucunement agi avec diligence et dans le respect de son obligation d’indépendance, comme le ferait un avocat qui finance la recherche de dossiers pour agir ensuite dans la procédure dans ces dossiers en violation des règles sur l’indépendance des avocats.
Me Gianoli a conclu en demandant au Tribunal de constater un conflit d’intérêt au vu de la « double casquette » de Me Werner et son collaborateur Me Romain Wavre, dû à leurs rôles chez Civitas Maxima, et a invité Me Werner à renoncer à la représentation des quatre parties plaignantes ainsi qu’à confier son mandat à un des autres avocats représentant les autres parties plaignantes.
Invité à prendre la parole, le Procureur Andreas Müller pour le Ministère public de la Confédération a relevé que les éléments soulevés par Me Gianoli relevaient davantage de la plaidoirie que de questions préjudicielles. Il a également relevé son incompréhension dû au fait que ces éléments, connus depuis longtemps, soient soulevés seulement à ce stade. Le Procureur fédéral Müller a conclu que les éventuelles sanctions, en cas de verdict de culpabilité, étaient choisies par le Tribunal et non par les parties plaignantes et enfin a soulevé que Me Gianoli oubliait systématiquement de mentionner la disposition topique de la loi sur la libre circulation des avocats concernant l’exception applicable en l’espèce, cette disposition permettant précisément à Me Werner d’être à la fois directeur d’une organisation à but non lucratif et avocat des parties civiles dans cette procédure.
Invité également à se déterminer, Me Werner a quant à lui demandé à verser une nouvelle pièce au dossier, demande acceptée par le Tribunal. Ce document en question est sa ré-inscription au Barreau de Genève, datant de son retour en Suisse en 2013, qui l’autorisait à être inscrit comme avocat au Barreau de Genève précisément en tant que directeur de l’ONG Civitas Maxima. En conséquence, Me Werner était alors autorisé à représenter des victimes devant des tribunaux uniquement dans le cadre du mandat de Civitas Maxima dont il est le Directeur, ce en accord avec l’article de la loi sur la libre circulation des avocats (LLCA) mentionnée par le Ministère public de la Confédération. En effet c’est bien en l’espèce l’article 8 al 2 LLCA qui s’applique et non l’article 8 al 1 LLCA. Me Werner considère donc qu’il ne porte qu’une et seule casquette, conformément à la loi et l’article précité. Enfin Me Werner rejette formellement et catégoriquement les griefs formulés à son encontre par Me Gianoli dans sa plaidoirie.
Me Jakob s’est rallié aux propos de Me Werner, et a également questionné la recevabilité formelle de la requête de Me Gianoli. Me Wakim s’est également ralliée aux propos de Me Werner.
De même pour Me Maleh, qui a également souhaité expliquer ses propos cités par Me Gianoli. Il a notamment expliqué que ces propos avaient été prononcés dans un contexte particulier étant donné que Me Werner avait anticipé l’absence du témoin, ancien combattant qui ne souhaitait vraisemblablement pas se rendre en Suisse pour de multiples raisons. Me Maleh s’était contenté de le féliciter sur l’acuité de sa prévision.
En réponse aux parties plaignantes, Me Gianoli a précisé que sa demande ne portait pas sur une remise en question de l’inscription de Me Werner au Barreau mais sur son rôle en tant que représentant de quatre parties plaignantes.
Le procès a repris dans l’après-midi avec la deuxième question préjudicielle de Me Gianoli. Ce dernier a notamment demandé au Tribunal de constater le lien de dépendance entre Civitas Maxima et le GJRP et, en conséquence, d’écarter du dossier l’ensemble des témoignages collectés pour Civitas Maxima par l’intermédiaire du GJRP. De plus, Me Gianoli affirmé que le GJRP avait un rapport de subordination envers Civitas Maxima dont Me Werner est le directeur.
Me Gianoli a ensuite énuméré de nombreux exemples dans lesquels, selon lui, le GJRP n’avait pas hésité pas à recourir à des manipulations d’éléments du dossier afin de soutenir l’accusation. L’avocat de la défense a notamment illustré ses arguments avec ce que sont, selon lui, les multiples contradictions dans les déclarations d’Hassan Bility, concernant sa rencontre avec le prévenu et l’identification de ce dernier sur planche photographique par les parties plaignantes.
L’avocat a relevé qu’une seule partie plaignante avait été en mesure d’identifier Alieu Kosiah sur la planche photographique datant de l’époque de la guerre. Or, selon Me Gianoli, il a été établi pendant la procédure qu’Hassan Bility avait pu avoir connaissance de cette photo avant la venue en Suisse de la partie plaignante susmentionnée qui a identifié le prévenu.
L’avocat a ensuite passé en revue et analysé une à une l’audition des parties plaignantes durant laquelle des photos du prévenu leur ont été montrées, relevant qu’il aurait été plus logique que la photo d’époque d’Alieu Kosiah soit davantage reconnaissable pour les parties plaignantes, ce qui n’a pas été le cas
Me Gianoli a ensuite conclu avec sa troisième question préjudicielle. Il a notamment demandé le retrait de l’identification de deux témoins résidant au Liberia effectuée par deux des parties plaignantes, représentées par Me Werner et Me Wavre, à la demande du Tribunal. Me Gianoli a questionné les conditions dans lesquelles les identifications avaient été faites. L’avocat de la défense a conclu, comme précédemment, que ces actes ont été faits en collaboration avec le GJRP et devaient, en conséquence, être retirés du dossier.
Invité à répondre et concernant la demande de retrait des témoignages, M. Müller pour le Ministère public de la Confédération a relevé qu’il s’agissait purement d’appréciation des faits et par conséquent que ces éléments devaient être plaidés par l’avocat de la défense lors des plaidoiries finales. Quant à l’identification des deux témoins résidant au Liberia, le Procureur fédéral Müller a questionné le raisonnement de la défense en soulevant notamment que la requête semblait vraisemblablement non pertinente.
Également invité à répondre, Me Wavre a quant à lui constaté que Me Gianoli souhaitait en soi le retrait de tous les procès-verbaux à charge. Il a rappelé que le travail d’une ONG comme Civitas Maxima ou TRIAL International pouvait sembler étrange mais que sans leur travail, malheureusement très peu de cas de crimes internationaux seraient poursuivis. Me Wavre a notamment rappelé, concernant l’identification des témoins, que l’identification avait été faite sans information donnée par le Tribunal et donc sans influence externe.
Me Jakob s’est rallié à Me Wavre et a également questionné quelles pièces du dossier étaient concernées par la demande de Me Gianoli et sur quelle base légale. Concernant l’identification des témoins, il s’est contenté de relever qu’aucune règle n’empêchait un avocat de soumettre les considérations de ses mandats par écrit.
Me Wakim s’est rallié à Me Wavre et a également soulevé qu’il s’agissait en fait d’une plaidoirie écrite et qu’elle devait par conséquent être rejetée à ce stade.
Me Maleh s’est rallié à Me Wavre. Il a également noté qu’il s’agissait d’une plaidoirie de fond et a spécifié qu’il ne comprenait pas les propos de Me Gianoli puisque les éléments qu’il avait soulevés relevaient de l’instruction du Ministère public de la Confédération et non du GJRP.
En réponse à cela et en conclusion, Me Gianoli a clarifié ses propos. Il a notamment expliqué que les éléments qu’il a mis en avant ultérieurement démontraient la méthode de GJRP et qu’il ne s’agissait pas de retirer ces procès-verbaux.
Conclusion
Le Ministère public de la Confédération, Me Maleh et Me Wakim n’ont pas souhaité soulever de questions préjudicielles.
Après avoir terminé de présenter ses questions préjudicielles, Me Gianoli a indiqué au Tribunal que le prévenu, Alieu Kosiah, souhaitait verser au dossier ses prises de notes sur l’audition d’Hassan Bility durant l’instruction en lien avec les méthodes du GJRP.
Le président Bacher a fait distribuer une copie des notes de M. Kosiah à toutes les parties et a indiqué que les juges allaient se retirer pour délibérer sur les différentes questions préjudicielles et rendraient leur décision le lendemain sur toutes les questions soulevées. Les parties ont par ailleurs été invitées à prendre connaissance du document versé par la défense pour se déterminer à leur sujet le lendemain, soit le 4 décembre 2020.