Jour 2 – Fin des questions préjudicielles et début de l’audition d’Alieu Kosiah

Questions préjudicielles et décisions du Tribunal

Pour ce deuxième jour du procès, vendredi 4 décembre 2020, le Tribunal a demandé dans un premier temps aux parties de se déterminer sur l’opportunité de verser au dossier à ce stade de la procédure le document présenté par Me Gianoli le jour précédent, soit une prise de note d’Alieu Kosiah sur le témoignage durant l’instruction d’Hassan Bility et les méthodes du GJRP.

Invité à réagir, le Procureur général a estimé que ce document s’apparente à une très longue plaidoirie anticipée et n’a pas sa place dans le dossier. Il a expliqué que la défense n’avait fait qu’interpréter un moyen de preuve déjà présent dans le dossier. Il a ajouté que la défense utilisait les questions préjudicielles pour y glisser des éléments de fonds et a de fait demandé au Tribunal d’écarter cette pièce de la procédure.

Du côté des parties plaignantes, Me Werner, Me Wavre, Me Wakim, Me Jakob et Me Maleh se sont ralliés en tous points aux conclusions du Procureur général quant au refus du versement de ladite pièce dans le dossier. Toutefois, Me Jakob a ajouté que si le Tribunal acceptait de verser cette pièce au dossier et conformément au principe de l’égalité des armes, il devrait laisser les mêmes chances aux parties plaignantes de verser des pièces similaires.

Me Gianoli a confirmé maintenir le dépôt de cette pièce qui est selon lui une analyse complète des contradictions qui ressortent de l’audition de M. Bility.

Après une courte délibération, le Tribunal a estimé que le dépôt de ce document était prématuré dans la procédure. Il a expliqué que ce document relevait plutôt de l’appréciation des preuves et plus précisément de la crédibilité et de la fiabilité des témoignages de l’un des témoins. Il a donc rejeté l’admission de ce document à ce stade, invitant Me Gianoli à présenter le contenu de ces notes avec ses notes de plaidoirie. Il a invité les parties à remettre les exemplaires du document transmis la veille par Me Gianoli.

Dans un second temps, le Tribunal a rendu ses décisions concernant les questions préjudicielles soulevées par les parties le jour précédent.

Concernant la première question soulevée par Me Gianoli, soit la remise en question de la capacité des avocats de Civitas Maxima à représenter des parties plaignantes lors de ce procès, le Tribunal a conclu qu’il n’y avait pas de conflit d’intérêts entre les buts de Civitas Maxima et les intérêts des mandants. Il a également conclu que, conformément à la loi, Me Werner était régulièrement inscrit au barreau genevois et employé de Civitas Maxima en application de l’article 8 al 2 LLCA. Me Werner n’avait accepté que des mandats en lien avec les buts de l’organisation, les intérêts des mandants de Me Werner ne semblant une fois encore en rien contradictoires avec les buts de Civitas Maxima. En conséquence, la question de l’indépendance de Me Werner ne se posait pas, étant entendu qu’il n’a pas été prouvé qu’un conflit d’intérêt existerait en raison des conditions imposées par Civitas Maxima à Me Alain Werner et influencerait ainsi l’exercice de son mandat. Il a donc conclu au rejet de cette question préjudicielle. 

Me Gianoli avait ensuite demandé au Tribunal de constater le lien de dépendance entre Civitas Maxima et le Global Justice and Research Project (ci-après “GJRP”) et, en conséquence, d’écarter du dossier l’ensemble des témoignages collectés pour Civitas Maxima par l’intermédiaire du GJRP. Le Tribunal a conclu que rien n’indiquait que des preuves auraient été administrées illicitement et seraient donc inexploitables. Il a donc également conclu au rejet de cette question préjudicielle en rappelant que le fait de savoir si les preuves présentées sont probantes sera décidé par le Tribunal avec l’examen du fond de l’affaire, et que les avocats devraient soulever à ce moment-là la question de la pertinence des preuves amenées au dossier.

Lors de sa troisième question préjudicielle, Me Gianoli avait demandé le retrait de l’identification de deux témoins faites par deux parties plaignantes, représentées par Me Werner et Me Wavre. A quoi le Tribunal a répondu que ces identifications avaient eu lieu à distance et que ces dernières avaient seulement comme but d’identifier les personnes appelées à être auditionnées afin ne pas convoquer des personnes inutilement qui n’auraient rien à dire. Il a ajouté que le Tribunal n’avait tiré aucune conclusion quant à la possibilité de les convoquer, ce grief étant donc également rejeté.

En lien avec les questions préjudicielles soulevées par Me Jakob, le Tribunal a par ailleurs estimé que l’état de fait tel que présenté dans l’acte d’accusation ne permettait pas de discerner les actes constitutifs de crimes contre l’humanité et que le prévenu aurait participé à une attaque généralisée ou systématique contre la population civile, ni qu’il ait eu l’intention de le faire. Il a expliqué que les faits retenus dans l’acte d’accusation ne faisaient pas état d’attaques systématiques et généralisées contre la population civile mais apportaient davantage des informations quant au contexte général et historique de la première guerre civile libérienne. Le Tribunal a donc rejeté cette première conclusion et les autres questions y afférentes, refusant ainsi de faire usage de la possibilité offerte par l’article 344 CPP, et considérant qu’il n’y a en conséquence pas lieu de trancher le fait de savoir si l’article 264a CP serait applicable via l’article 101 al. 3 CP.

En ce qui concerne l’application des articles 264b ss et la question de savoir quelle serait la « lex mitior », le Tribunal a considéré que cette question devait être décidée au moment de l’examen du fond de la cause. Le Tribunal a ajouté que si le nouveau droit devait être plus favorable à Alieu Kosiah il se réserverait le droit d’appliquer les articles 264b ss CP aux faits figurant dans l’acte d’accusation.

En ce qui concerne l’application des articles 264k CP le Tribunal a considéré que cette hypothèse entre en jeu dans le cadre des transports forcés quand Alieu Kosiah n’a pas empêché que des civils soient maltraités. Il se réserve donc la possibilité d’apprécier ces comportements comme possibles infractions supplémentaires par rapport à ce qui figure dans l’acte d’accusation. Le droit applicable (article 264k CP ou aCPM) devra être déterminé lors de l’examen au fond.

Finalement, le Tribunal a statué sur les questions préjudicielles soulevées par Me Werner et Me Wavre.

Il a estimé que la demande d’audition de M. Emeraux ne relevait pas d’une question préjudicielle et devra être faite au moment de l’administration des preuves, invitant les avocats à le faire à ce moment-là.

Ensuite, le Tribunal a décidé que le report de l’audition d’Alieu Kosiah n’était pas opportun. Les juges considèrent la division du procès se justifie notamment en raison du principe de célérité. Il a ajouté que la division des débats permettrait également une plus grande latitude dans l’organisation de la deuxième partie prévue pour 2021 au vu de la situation sanitaire. Il a souligné que la position quant au financement de la venue des parties n’avait pas changé et qu’il assumerait les frais y afférent lorsque ces dernières devaient venir en Suisse.

Le Tribunal a également estimé que la publicité des débats était garantie même si réduite pour l’audition d’Alieu Kosiah. Quant au caractère contradictoire des débats, le Tribunal a relevé que les victimes auront la possibilité de poser des questions à ce dernier plus tard durant le procès, et que, s’agissant de la publicité des débats, elle est garantie puisque les débats sont publics.

Finalement, il a indiqué que la Cour enregistrerait sur support vidéo et audio l’audition d’Alieu Kosiah. Toutefois, en ce qui concerne l’enregistrement vidéo, ce dernier ne pourra ni être copié, ni transmis à l’étranger mais seulement visionné au Tribunal ou aux bureaux des avocats. Concernant l’enregistrement audio, il pourra être transmis aux parties plaignantes et ce même à l’étranger, comme les procès-verbaux mais après l’audition d’Alieu Kosiah.

Après avoir exposé ses conclusions préjudicielles, le Tribunal a demandé aux parties si elles souhaitaient apporter de nouvelles questions avant l’ouverture de la procédure probatoire.

Me Jakob a alors demandé en application des articles 333 et 339 CPP en lien avec l’article 264a CP que l’acte d’accusation soit modifié par le Ministère public de la Confédération. Ce dernier, selon l’avocat, devrait – comme requis par la Cour des plaintes en 2018 – le compléter avec des éléments objectifs et subjectifs concernant le caractère systématique et généralisé des attaques contre les civils dans le Lofa entre 1993 et 1995. Ces éléments permettraient aux avocats des parties plaignantes de plaider certains actes comme crimes contre l’humanité. Selon Me Jakob ni le Ministre public ni personne d’autre ne conteste dans ce dossier que les actes reprochés à Alieu Kosiah se sont déroulés dans le contexte d’une attaque systématique et généralisée contre la population civile. Et un tel complément de l’acte d’accusation ne compliquerait pas indûment la procédure.

A cela, le Procureur général a répondu qu’il avait déjà eu la possibilité de s’exprimer sur la qualification juridique des faits à plusieurs reprises et qu’il ne souhaitait donc pas modifier l’acte d’accusation.

Quant aux autres avocats des parties plaignantes, soit Me Werner, Me Wavre, Me Wakim ainsi que Me Maleh, tous se sont ralliés à la position de Me Jakob.

Pour sa part, Me Gianoli s’est rallié aux conclusions du Ministère public de la Confédération, et que selon lui il n’y a jamais eu d’attaque systématique contre la population civile.

Après avoir délibéré, le Tribunal a également conclu au rejet de cette nouvelle question préjudicielle au motif que le Ministère public de la Confédération a toujours mené son instruction sous l’angle des crimes de guerre et non dans le sens d’éventuels crimes contre l’humanité. Et que si cette requête était acceptée, il serait alors nécessaire de rouvrir l’instruction et d’effectuer de nouvelles auditions de toutes les parties, notamment d’experts. De plus, ce renvoi de procédure pour complément d’instruction contreviendrait au principe de célérité. Enfin, le Ministère public a déjà exprimé à plusieurs reprises son choix de ne pas étendre l’accusation aux crimes contre l’humanité et le Tribunal ne saurait retenir une qualification contre l’avis des procureurs car c’est à eux de définir le cadre des chefs d’accusation.

En amont de l’ouverture de la procédure probatoire, le Tribunal a demandé aux parties si elles avaient bien reçu l’acte d’accusation, et si elles souhaitaient la relecture de l’acte d’accusation ou des conclusions du Ministère public de la Confédération. Toutes les parties ont répondu par la négative.

Début de l’audition de Alieu Kosiah

La Cour a tout d’abord rappelé la durée de l’audition d’Alieu Kosiah avant d’évoquer la possibilité de la prolonger sur la semaine de réserve le cas échéant. Il a rappelé à l’interprète ses obligations légales et a une nouvelle fois confirmé l’identité d’Alieu Kosiah. Il lui a énoncé ses droits et ses devoirs relatifs à son audition. Alieu Kosiah s’est exprimé en anglais, et ses déclarations ont été traduites simultanément en français pour le Tribunal, les avocats des parties plaignantes et le public. Pour rappel, Alieu Kosiah avait déjà été entendu de nombreuses fois par le Ministère public de la Confédération depuis son arrestation en 2014. Il a été entendu pour la première fois ce matin devant le Tribunal pénal fédéral.

Dans un premier temps, le Tribunal a souhaité poser des questions quant à la situation personnelle du prévenu. Il lui a posé diverses questions d’ordre général concernant sa vie familiale, sa formation, ses raisons de venir en Suisse, ses différentes demandes d’asile, ses différents emplois, ses liens avec le Liberia, et finalement à propos de sa vie en prison.

Alieu Kosiah a indiqué avoir été marié en Suisse pendant sept à huit ans, soit de 2004 à 2011, sans avoir eu d’enfant lors de ce mariage, ayant toutefois eu deux enfants avant d’être marié en Suisse dont l’un est décédé. Alieu Kosiah a indiqué être né à l’hôpital de Ganta et avoir grandi entre Ganta et Sagleipie, et avoir été scolarisé au Liberia avant la guerre jusqu’à la « 10th grade », et être allé à Monrovia pour entreprendre la « High School » au moment où la guerre est arrivée. De fait, Alieu Kosiah n’a pas fini la « High School » et ne possède pas de diplôme au Liberia. Le prévenu a par ailleurs indiqué avoir suivi et complété une formation militaire au Liberia qui a duré environ six mois.

Alieu Kosiah a indiqué être arrivé en France par avion en 1998, et avoir quitté le Libéria car Charles Taylor avait gagné les élections en 1997. En effet, Alieu Kosiah faisait partie du précédent gouvernement d’intérim en tant que Directeur du Criminal Investigation Department (CID), nommé par la faction armée ULIMO qui avait été en guerre pendant des années avec Charles Taylor. De plus, Alieu Kosiah a indiqué qu’il ne s’entendait pas non plus, lorsqu’il était à ce poste de Directeur du CID, avec son patron le Directeur Général, nommé par la faction de Charles Taylor. En conséquence, ce dernier ayant gagné les élections et contrôlant de fait le pays, Alieu Kosiah a décidé de quitter le Libéria.

Alieu Kosiah a indiqué qu’initialement il aurait voulu se rendre en Angleterre car l’on y parlait anglais et que là-bas, il pourrait continuer à mener des enquêtes comme il le faisait au Libéria. Cependant, n’ayant pas les papiers requis, il n’a pas pu s’y rendre. C’est pourquoi il est d’abord allé en France avec un faux passeport guinéen, puis en Hollande, avant d’être renvoyé en France, une demande d’asile ayant été déposée dans ce pays. En France, on lui a dit qu’en Suisse on parlait anglais.  Alieu Kosiah est ainsi venu en Suisse fin 1998 et a déposé plus tard une demande d’asile. En Suisse, la demande d’asile d’Alieu Kosiah a été refusée au motif que ce dernier était de nationalité nigériane. De plus, Alieu Kosiah a déclaré qu’en 2004, malgré le refus de sa demande d’asile, il était toujours en Suisse, car il souhaitait se marier avec une ressortissante suisse ; non pas pour obtenir l’asile mais car il aimait sa future épouse. Il a ajouté que la Suisse avait voulu le déporter sur le Liberia une fois les démarches en vue de son mariage connues, ce alors que la demande d’asile avait été refusée initialement au motif qu’il était nigérian. Monsieur Taylor étant toujours au pouvoir à ce moment-là, Alieu Kosiah a fait le choix de ne pas se rendre au Liberia. Actuellement, Alieu Kosiah est toujours domicilié à Lausanne, dans le canton de Vaud, et il a indiqué s’être marié avec la ressortissante suisse qu’il aimait.

A propos de la carte ULIMO qu’il avait présenté aux autorités suisses de l’asile, Alieu Kosiah a déclaré que c’était une fausse carte qu’il avait obtenu à Conakry, que le grade qui y figurait (colonel) était correct, mais que l’indication « Strike Force » sur la carte correspondait au groupe de Pepper and Salt qui est parti remplacer un autre commandant dans le Lofa à un moment donné, mais ne correspondait pas à un nom de bataillon, comme mentionné sur la carte. Le bataillon de Pepper and Salt était alors Alligator.

Alieu Kosiah a encore indiqué s’être rendu au Libéria trois fois pendant qu’il vivait en Suisse, approximativement selon lui en 2006, 2010 et 2012, ainsi qu’en Guinée. Il a indiqué avoir occupé divers emplois en Suisse, de 2004 à 2011 pendant qu’il travaillait à Genève, notamment comme employé d’une entreprise de révision de citernes. Après son divorce, Alieu Kosiah a indiqué avoir été au chômage et avoir bénéficié de l’aide sociale. En raison des impôts, Alieu Kosiah a déclaré avoir encore aujourd’hui des dettes qu’il continue à rembourser par tranches.

Le prévenu a également indiqué avoir toujours travaillé en prison, et que les conditions de détention préventive où il se trouve depuis plus de six ans sont dures. En effet, Alieu Kosiah a expliqué qu’une seule heure de sortie par jour est autorisée, que les sorties à l’extérieur se déroulent sur le toit de la prison, entre quatre murs, et qu’il faut frapper à la porte pour aller aux toilettes. Malgré tout, Alieu Kosiah a indiqué n’avoir aucun problème avec les gardiens ou les autres détenus, étant une sorte de doyen dans la prison. Il a également expliqué que le système a récemment changé : à présent, pendant deux heures par jour, les cellules sont ouvertes, et les détenus peuvent se voir et, entre autres, jouer aux cartes.

Après en avoir terminé avec les questions concernant la situation personnelle du prévenu, le Tribunal a poursuivi avec des questions générales sur la première guerre civile libérienne.

Pour commencer, le Tribunal a demandé au prévenu d’expliquer quand est-ce que la première guerre civile du Liberia avait commencé et quand elle s’était terminée. Alieu Kosiah a répondu que, pour sa part, il situait le début de la première guerre civile en décembre 1989, et qu’elle avait duré jusqu’en 1996. Selon M. Kosiah, la guerre civile a été causée par l’ancien Président Samuel Doe, qui avait pris le pouvoir en 1980 avec un coup d’état : Samuel Doe avait affirmé qu’il rendrait le pouvoir au bout de cinq ans mais il ne l’a pas fait. En conséquence, Thomas Quiwonkpa a tenté, en vain, un coup d’Etat. En guise de réponse à cette tentative, Doe s’est vengé contre les personnes de la même ethnie que Quiwonkpa, soit les Gios et les Manos, qui habitaient dans le Nimba County. Le NPFL (National Patriotic Front of Liberia) a ensuite été formé par des Gios et les Manos qui ont fui le Liberia et sont allés se former militairement en Libye.

Le Tribunal a ensuite questionné Alieu Kosiah sur l’impact de la guerre sur le territoire libérien et a notamment demandé si, à sa connaissance, l’ensemble du territoire avait été touché par la guerre, ce à quoi Alieu Kosiah a répondu par l’affirmative. Selon le prévenu, les différentes parties au conflit étaient les suivantes : le NPFL, le INPFL (le Independent National Patriotic Front of Liberia), les AFL (Armed Forces of Liberia), puis les ULIMO, le LPC (Liberian Peace Council) et le MODEL (Movement for Democracy in Liberia). Néanmoins, selon le prévenu, le groupe LDF n’a pas réellement existé. En effet, Alieu Kosiah a expliqué que ce groupe était en réalité composé d’hommes de l’ethnie Lorma. Comme Taylor n’arrivait pas à reconquérir le Lofa County des mains des ULIMO, il avait envoyé ces hommes se battre contre les ULIMO. Or, ce groupe était dirigé par un commandant, Massaquoi, qui appartenait lui-même au NPFL.

Plus spécifiquement, concernant la faction à laquelle Alieu Kosiah appartenait à l’époque de la guerre, à savoir l’ULIMO, ce dernier a indiqué au Tribunal qu’il était parfaitement à même d’en parler car il en était l’un de ses fondateurs. Alieu Kosiah a alors expliqué que ULIMO a été fondée au Sierra Léone, qu’il s’appelait d’abord Liberian United Defense Force (LUDF), et que ce mouvement était au début soutenu par le gouvernement sierra-léonais. Tous les membres originaux de LUDF appartenaient aux AFL. Le gouvernement de Sierra Leone qui était attaqué par une rébellion appelée « Revolutionary United Front » – RUF (qui était en fait formée de nombreux NPFL du Libéria) ne parvenait pas à contrer cette rébellion, et a appelé le groupe LUDF pour contrer ces rebelles RUF/NPFL. La Guinée a aussi envoyé des hommes en Sierra Leone pour aider à combattre les RUF/NPFL. Alieu Kosiah a expliqué qu’il avait été un soldat de l’AFL au Liberia et il a combattu avec les LUDF contre les RUF/NPFL en Sierra Leone. Le but des ULIMO/LUDF était de se débarrasser de Charles Taylor au Libéria. Pour ce faire, ils ont commencé à les combattre au Sierra Leone. Les NPFL voulaient se débarrasser de Samuel Doe au Libéria et prendre le pouvoir. ULIMO/LUDF étaient composés en grande majorité de Mandingos et de Krahns, l’ethnie de Samuel Doe, et le NPFL quant à lui était formé en majorité de Gios et de Manos.

Le gouvernement de Sierra Leone fournissait des uniformes aux membres ULIMO/LUDF qui combattaient en Sierra Leone. Ensuite, quand ils sont allés se battre au Libéria,  les soldats ULIMO ont conservé leurs uniformes, contrairement aux NPFL qui n’avaient jamais été soutenus par une armée régulière et n’avaient pas d’uniformes. La couleur du NPFL était le rouge, et la couleur de ULIMO était le blanc. Les soldats NPFL avaient ainsi été les seuls à porter des bandeaux rouges et toute personne qui, selon Alieu Kosiah, affirmait le contraire, mentait.

Selon le prévenu, toutes les factions utilisaient des AK-47. Alieu Kosiah a déclaré ne pas savoir d’où venaient exactement les armes des ULIMO et des NPFL, mais a expliqué qu’il pensait que les rames des NPFL venaient de Côte d’Ivoire, du Burkina Faso et de Libye, tout en nous invitant à garder à l’esprit qu’aucun pays africain ne manufacturait d’armes et qu’il faudrait donc demander aux Européens d’où les armes venaient à l’origine.

Concernant le contrôle géographique qu’ont exercé les ULIMO, le prévenu a répondu que les ULIMO n’ont pas occupé Monrovia, et que là-bas se trouvaient les troupes du gouvernement (AFL) et les troupes d’interposition ouest-africaine (ECOMOG). Les ULIMO ont néanmoins défendu Monrovia contre les troupes NPFL lors de l’assaut contre la capitale pendant l’opération Octopus en 1992. Pour ce qui des commandants ULIMO présents dans le Lofa County, le commandant Dekou était en charge de Foya, et il était apparenté au prévenu selon une compréhension africaine des liens familiaux. Le commandant ULIMO Cobra était en charge de Kolahun, et un commandant dénommé Polu était connecté avec Vahun, la troupe de ce commandant étant passée par là durant la prise du Lofa, et ayant capturé la zone de Vahun. De plus, Pepper and Salt était le commandant de Voinjama jusqu’à l’arrivée du général Dumbuya. Enfin, en ce qui concerne Zorzor, c’est le commandant Steven Dorley qui a capturé cette ville et y a été le premier commandant.

Selon Alieu Kosiah, une fois que ULIMO se battait sous ce nom au Libéria, seuls les hauts commandants avaient leurs grades sur les uniformes. Pour les autres, c’était à leur souhait. ULIMO était une rébellion mais qui restait une organisation militaire, et un soldat ne pouvait prétendre être colonel.

D’après le prévenu, en Sierra Leone, les leaders du LUDF étaient Karpeh, et Hamah Juluh. Puis quand les troupes sont entrées au Libéria le leader était Joe Harris, le groupe étant alors divisé en deux bataillons, Zebra et Alligator, ce dernier étant plus nombreux. Une fois que Po River a été capturée des anciens de l’AFL sont venus rejoindre le groupe qui se dénommait alors ULIMO et les effectifs ont augmenté.

Selon le prévenu, à un moment donné, le groupe ULIMO s’est scindé en deux, ULIMO-J et ULIMO-K, avec respectivement les combattants de l’ethnie Krahn , avec comme leader Roosevelt Johnson, et les gens de l’ethnie mandingo dans ULIMO-K, avec comme leader Alhaji Kromah. Mais pour les combattants mandingo ils appelaient alors plutôt leur groupe « double struggle », et pas ULIMO-K. La scission a été provoquée par les nominations dans le gouvernement intérim, le membre Krahn ne votant pas pour le membre mandingo pour le poste de « chairman », un dénommé Sheriff, qui serait devenu de facto Président du pays, ce qui selon Alieu Kosiah était un tabou et donc inconcevable au vu des préjugés contre les mandingo.

Alieu Kosiah a expliqué qu’une fois qu’au Libéria, River Po a été prise, une ligne de communication a été établie avec le gouvernement de Sierra Leone et que celui-ci a notamment soutenu l’ULIMO avec de la nourriture. ECOMOG aussi soutenait ULIMO avec des véhicules ou de la munition. Après la scission ULIMO-K/J, la Guinée a fourni à ULIMO-K de la munition et de la nourriture par camions.

Selon le prévenu, ULIMO était une rébellion et pas une armée nationale car ils ne portaient pas d’insignes avec les rangs et d’uniformes pour tout le monde comme dans une armée régulière.

Alieu Kosiah a expliqué ensuite que ULIMO avaient d’abord capturé Mano river au Libéria, et qu’ensuite le groupe s’est scindé en deux bataillons, d’une part Zebra avançant sur Tiene et Klay, et d’autre part Alligator sur Lofa bridge, Monrovia, Klay, et Bomi. Une fois que Po river a été prise, la ligne sur Monrovia s’est ouverte. Le but était alors de capturer Kakata. Alligator a de fait attaqué et pris Bong mines, proche de Kakata, et Zebra a attaqué Todi, entre Kakata et Monrovia. Quand Todi et Kakata ont été prises, le commandant ULIMO Steven Dorley est parti pour commencer la mission du Lofa, autour de la même période que l’Opération Octopus, soit fin 1992 – début 1993. Ce même Dorley a ensuite pris Zorzor, mais un ou deux mois plus tard Steven Dorley a été rappelé à Bomi et Pepper and Salt a été envoyé dans le Lofa. Les villageois reprochaient à Pepper and Salt de ne pas avoir été là quand Zorzor a été capturée. Le groupe dirigé par Pepper and Salt a ensuite avancé dans le Lofa : Voinjama, Kolahun et Foya ont successivement été prises. M. Kosiah a déclaré avoir appris pendant la procédure qu’un deuxième groupe, plus petit, du commandant ULIMO Polu avait avancé sur Vahun pour aller ensuite sur Massabolahun.

Alieu Kosiah a ensuite insisté sur le fait qu’il n’a pas capturé Zorzor, Voinjama et Foya et que, quand il est arrivé dans le Lofa, la situation était calme, et qu’il n’y avait que des combats entre Zorzor et St Paul Bridge. A sa connaissance, les ULIMO ont perdu Zorzor une fois et l’ont repris ensuite.

Selon le prévenu, la guerre a pris fin car il y a eu un accord de paix puis des élections que Charles Taylor a gagnées. Interrogé sur la notion de crime de guerre, Alieu Kosiah a répondu qu’il s’agissait de donner l’ordre d’exécuter des personnes innocentes, de ne pas empêcher cela quand on le peut, ou de le faire directement soi-même, ajoutant ainsi qu’ une personne avec une arme et le pouvoir ne devrait pas tuer des innocents, et cela, M. Kosiah a déclaré le savoir même s’il ne connaissait pas les lois de la guerre. Il a également déclaré savoir ce qui était bien et mal, ainsi que le fait qu’un ennemi capturé ne devait pas être tué lui était dicté par son humanité. Il a également affirmé que, selon lui, il suffit qu’il y ait un crime pour que ce soit qualifié de crime de guerre. Le prévenu a ajouté qu’il n’a jamais assisté à des actes répondant à sa définition de crimes de guerre durant la guerre civile, et qu’il appartient aux tribunaux et avocats de décider de comment ces actes doivent être qualifiés. Le prévenu a encore déclaré qu’il y avait des enfants de moins de 15 ans dans le groupe ULIMO, les plus jeunes enfants soldats du groupe ULIMO ayant 12 ou 13 ans.

Alieu Kosiah a également ajouté qu’il y avait au sein des ULIMO des soldats plus ou moins disciplinés comme on en trouve partout, qu’il n’a jamais entendu avant son arrestation parler du « Black Monday », et que cet événement, à son avis, a été fabriqué par ceux qui en ont parlé. Il explique que la première victime de la guerre étant la vérité, cette vérité étant une question de point de vue selon l’appartenance à un groupe ethnique. Selon le prévenu, les seules personnes qui ont parlé de « Black Monday » dans la procédure sont les personnes qui sont passées par les ONG. Toutes les autres n’en avaient pas entendu parler.

D’après le prévenu, cela n’avait aucun sens de demander à des civils de cuisiner pour les soldats ULIMO car ils auraient pu mettre des choses dans la nourriture pour tuer les soldats.  Néanmoins, il a expliqué qu’au Liberia, il existait même avant la guerre un système de ferme gouvernementale dans laquelle les villageois devaient se rendre régulièrement pour y travailler, la nourriture produite servant aux occasions officielles quand des officiels venaient dans le village.

Interrogé à nouveau au sujet du comportement des soldats ULIMO avec les civils, Alieu Kosiah a déclaré n’avoir jamais vu en sa présence de mauvais traitements infligés par les soldats ULIMO à des civils. De plus, il a affirmé que s’il voyait quelque chose mal se passer, il intervenait, en particulier quand il s’agissait d’un de ses subordonnés.

Sur la pratique dite du « tabé », le prévenu a précisé que cette technique consistait à attacher les mains et les pieds derrière le dos, et qu’elle a été utilisée au courant de l’année 1990, particulièrement envers les personnes d’ethnie Mandingo et Krahn. Il a ajouté que cette technique venait des NPFL, qu’aucun soldat n’avait pratiqué le « tabé » sur un civil en sa présence et qu’il n’a lui-même jamais pratiqué sur quiconque cette technique, ni donné l’ordre que cette technique soit pratiquée, mais que lui-même avait été victime du « tabé ». Il a également expliqué que le « tabé » était une pratique dangereuse qui menait généralement à la mort de la personne, et qu’elle avait parfois été utilisée par des commandants contre des civils suspectés de faire partie des NPFL.

Interrogé sur le fait de savoir si ULIMO avait utilisé des civils pour transporter des marchandises, le prévenu a répondu ne pas comprendre pourquoi ULIMO aurait fait cela alors qu’il y avait des routes qui menaient à toutes les frontières, et qu’ils avaient des véhicules ; mais qu’il était toutefois possible que des soldats aient, en l’absence de commandant ayant accès à un véhicule, demandé à un ou deux civils de transporter des choses pour eux. Il a ajouté qu’étant un ULIMO parmi d’autres, il ne pouvait pas répondre à la question au nom de l’ensemble des ULIMO. Quant à lui, il était en ville 80% du temps avec accès à un véhicule du quartier général, et qu’il prenait sa moto pour se rendre sur la ligne de front. Quand il se déplaçait il ne quittait pas la route carrossée. Alieu Kosiah a ensuite expliqué que le danger existait toujours pendant la guerre, mais qu’il y avait des zones sous contrôle de leurs troupes, et que, dans cette zone, il utilisait les routes principales, mais que pour se rendre sur la ligne de front, il valait mieux marcher. 

Pour conclure, Alieu Kosiah a évoqué le fait que les questions qui lui sont posées sont déconnectées de la réalité en Afrique et qu’ainsi, sa réponse peut parfois ne pas être pertinente. Il ajoute que ne pas répondre aux questions le ferait passer pour un arrogant alors qu’il ne l’est pas. Le prévenu a conclu sur les questions à ce sujet qu’il n’avait jamais vu un transport forcé de ses yeux et jamais entendu parler de tels transports. Interrogé sur les déclarations d’un témoin de la défense qui avait participé à la guerre avec M. Kosiah et avait déclaré pendant l’instruction que toutes les factions dont ULIMO avaient utilisé des civils par force le prévenu a répondu que ce témoin avait aussi indiqué n’avoir jamais vu le prévenu faire porter des charges à un civil. Interrogé à nouveau sur le pillage et le travail forcé par le groupe ULIMO.

Le prévenu a ensuite à nouveau déclaré que la guerre a été brutale, que c’était une guerre civile, et qu’il était impossible d’avoir une guerre propre. Il a ajouté qu’il n’était pas accusé du caractère général de la guerre, mais de ce qu’il a fait lui-même, et que, quand il est arrivé dans le Lofa la situation était calme, qu’il n’y avait plus aucun pillage en cours, des pillages ayant par ailleurs eu lieu tant par les soldats NPFL que ULIMO pendant l’Opération Octopus autour de Monrovia.

Interrogé sur sa connaissance d’actes de viols pendant la guerre le prévenu a répondu être au courant d’un incident qui s’est produit dans le Lofa à Massabolahun, où le général ULIMO Dumbuya a décidé d’exécuter deux ou trois soldats accusés de viol. Alieu Kosiah a expliqué qu’il avait tenté de convaincre ce général de plutôt leur donner des coups de fouet ou de les mettre en prison, et de les chasser des ULIMO, mais qu’il ne racontait pas cela pour que le Tribunal le voit sous un meilleur jour. Sur la question de savoir si des civils ont été tués par ULIMO pendant la guerre, le prévenu a répondu que même s’il y avait toujours certains mauvais soldats, cela ne s’était pas produit d’un point de vue collectif, et que Pepper and Salt n’avait jamais donné l’ordre d’exécuter des gens. Par ailleurs, la seule fois que le prévenu a entendu parler d’un acte de cannibalisme, c’était après la guerre dans une vidéo sur internet.

L’audition du prévenu reprendra ce lundi 7 décembre 2020.