Ce vendredi 19 février 2021, le Tribunal a procédé à l’audition de la partie plaignante AS représentée par Me Werner et Me Wavre.

Le président a d’abord posé des questions générales sur sa situation personnelle à l’attention d’AS. Au sujet des personnes présentes à l’audience, AS a indiqué qu’il connaissait Alieu Kosiah et les personnes venues avec lui du Libéria. À leur propos, il a précisé connaître KK avant cette procédure, car tous les deux viennent du même village et qu’ils ont travaillé ensemble, à Monrovia, en 1998, mais sans pour autant être ami. Il a précisé qu’ils ont de nombreuses fois dû porter des charges pendant la guerre.

Le président lui a demandé où il habitait entre 1989 et 1997. AS a déclaré qu’il était alors entre Pasolahun et Kolahun. Aujourd’hui, AS a expliqué travailler à Kolahun pour une ONG locale spécialisée dans le domaine de la construction d’établissements publics.

Le Tribunal a ensuite abordé la période de la guerre civile, lui demandant quelle atmosphère régnait à Pasolahun à l’époque. En réponse, AS a expliqué que les NPFL ont capturé l’ensemble du Lofa en 1990, mais qu’il était encore petit. Il a ensuite ajouté qu’il se souvenait que le village de Pasolahun avait été pris par un certain « Privacy », des NPFL. Il a alors décrit l’ambiance comme n’étant pas particulièrement tendue, les combats ne s’étant pas déroulés à Pasolahun. Il a toutefois expliqué que les NPFL ont une fois tiré autour des villages pour leur faire peur et pour rassembler les civils du village.

Concernant l’ambiance à Kolahun aux mains des ULIMO, AS était encore mineur et se souvient seulement de leur arrivée à Kolahun. Il a dit avoir entendu des coups de feu venant de Voinjama et de Foya. Certains villageois se sont alors enfuis dans la brousse et d’autres se sont réfugiés dans les maisons aux alentours. AS a ajouté qu’il y a ensuite eu beaucoup de violence.

A la question des factions impliquées dans la guerre, la partie plaignante a affirmé que Pasolahun, Kolahun et l’ensemble du Lofa avaient d’abord été prises par les NPFL en 1990. AS se trouvait à Pasolahun. Les ULIMO sont arrivés plus tard, en 1993, alors qu’il était à Kolahun.

Poursuivant ses réponses, AS a déclaré que les ULIMO nommaient un « ground commander » lors des captures de chaque village, et pour l’ensemble du district il s’agissait de « Cobra ». La partie plaignante a ensuite expliqué qu’il y avait de nombreux enfants-soldats, appelés SBU pour « Small Boy Unit », chez les NPFL. À propos des ULIMO, ils les appelaient les RTO, mais AS a précisé qu’il fallait demander à Alieu Kosiah quel était le sens de cette abréviation. Les plus jeunes enfants-soldats pouvaient avoir dix ans.

Le président a ensuite interrogé AS sur le comportement des soldats ULIMO et NPFL à l’égard des civils. AS a répondu qu’ils les traitaient comme des animaux.  Concernant sa propre personne, AS a précisé que les ULIMO avaient le pire comportement, donnant l’exemple du transport de charges et le meurtre de ses deux oncles, ainsi que le traitement du « tabé » qu’il a lui-même subi. AS a enfin expliqué qu’il n’avait pas participé à la guerre civile, et qu’il n’avait jamais soutenu d’une manière ou d’une autre le conflit, sauf, contre son gré lorsqu’il s’agissait de nourrir les factions.

Le président lui a ensuite demandé comment il différenciait les soldats ULIMO et NPFL. Il a alors rappelé l’appellation différente des enfants soldats, puis ajouté que les factions annonçaient leur nom lorsqu’ils arrivaient sur un lieu, et les ULIMO inscrivaient parfois leur nom sur les murs lors des captures, en plus de le crier. Les deux factions n’avaient pas d’uniformes ou de couleurs officielles. Il a précisé que les ULIMO avaient hissé un tissu blanc comme drapeau en 1993, comme à leur habitude lorsqu’ils capturaient une ville.

À propos des « Black Monday » et « Black Friday », le président a demandé à AS ce que cela signifiait. AS a expliqué d’abord ne pas avoir été présent à Voinjama lors du « Black Monday », mais avoir entendu plusieurs récits. Il a affirmé ensuite que le « Black Friday » s’était déroulé à Foya. Dans ses déclarations, AS a dit que les ULIMO avaient commis des massacres à Voinjama, tuant et charcutant des innocents et les jetant dans une vallée derrière une école catholique, après les avoir transportés par camion. Il a précisé qu’il avait entendu cela à propos du « Black Monday », et qu’encore à ce jour, des crânes humains étaient visibles dans la vallée. Il a déclaré ne pas savoir si ces actes se sont produits plusieurs lundis de suite mais qu’il est possible que ce soit le cas. Concernant le « Black Friday », AS a rapporté avoir entendu que les ULIMO avaient tué des Kissi par vengeance car ils avaient perdu la ligne de front de Zorzor. Là encore, il n’était pas sur place au moment des évènements et ne sait pas si les évènements se sont produits plusieurs vendredis de suite. Selon lui, toutes les personnes qui se trouvaient dans le Lofa à cette époque se souviennent de ces événements.

Le président a poursuivi en questionnant la partie plaignante sur les biens pris aux civils par les ULIMO. Elle a alors répondu que les seuls biens que les pauvres possédaient comprenaient du café, du cacao, de l’huile et du riz, et qu’il était courant de se faire prendre des biens quand ils passaient par des « checkpoint ». Il a également expliqué que s’ils trouvaient un générateur, alors ils le prenaient.

En poursuivant ses réponses au président, AS a déclaré qu’il était très courant pour les ULIMO de manger des parties de corps humains crues. Il a affirmé que les soldats avaient suffisamment de nourriture puisqu’ils la prenaient aux civils. Il leur arrivait de manger de la viande humaine, notamment le cœur, pour se rendre plus forts et courageux aux combats, selon ce que lui a dit le ULIMO Mami Wata. AS a affirmé que cela était un acte de cruauté.

AS a ensuite expliqué qu’il était très courant de porter les mêmes noms familles au Libéria.

A propos d’Alieu Kosiah, la partie plaignante a souligné l’avoir connu pendant la guerre et en tant que rebelle, sous le nom d’Alieu Kosiah, les soldats l’appelaient « Chief Kosiah », ou « H&H ». Le président lui a demandé où se trouvait M. Kosiah entre 1995 et 1997. De ce qu’il a appris, AS a expliqué que le prévenu n’avait pas de lieu défini, et que c’est pour cette raison qu’on l’appelait H&H . N’étant pas soldat, AS a déclaré ne pas connaître le grade du prévenu, mais que « H&H » était tout de même une fonction. Il a souligné avoir entendu parler d’un « Pepper and Salt » en 1993, sans savoir si celui-ci était plus gradé que le prévenu. Sur les circonstances de sa première rencontre avec Kosiah, AS a expliqué l’avoir rencontré à Foya, selon ses souvenirs, mais qu’il ne se rappelle pas de la date, n’ayant pas été à l’école et étant très petit à l’époque. Il a sans hésitation reconnu M. Kosiah devant le président en audience.

Le président lui a ensuite demandé s’il avait identifié aussi facilement le prévenu lors de son audition à Berne par la Ministère public de la Confédération en 2015. Il a alors répondu qu’il lui avait fallu du temps car il s’était écoulé plus de vingt ans et qu’il ne voulait pas porter la responsabilité d’une d’erreur. De plus, selon lui M. Kosiah avait pu changer après la guerre. Il a en revanche expliqué l’avoir reconnu tout de suite lorsqu’ils l’ont amené, notamment par ses yeux décrits comme des « pop eyes», c’est-à-dire des yeux globuleux. Le président est revenu sur cette affirmation en lisant un passage du Ministère public de la Confédération expliquant qu’AS n’avait pas pu identifier la personne présente sur l’écran. AS a expliqué s’en souvenir, et qu’il l’avait alors reconnu au moment où il lui avait été présenté physiquement. AS a souligné être certain qu’il s’agissait d’Alieu Kosiah, qu’il le reconnaissait aussi à son arrogance lorsqu’il les a traités de criminels, à ses cris quand il se met en colère, et aussi à son teint de peau.

À propos de la plainte déposée en juillet 2014, le président a demandé à la partie plaignante si quelqu’un la lui avait traduite, lue et expliquée avant que son avocat ne l’envoie aux autorités. AS a déclaré que cela c’était fait entre lui et son avocat. Il a précisé qu’à son souvenir il n’y avait pas d’interprète, mais que sa plainte lui avait été lue en anglais.

Le président a demandé à. AS s’il voulait préciser ou modifier les déclarations qu’il avait faites auprès du Ministère public de la Confédération à Berne. Il a répondu par la négative, en expliquant que s’il avait des choses à ajouter, il le ferait au moment venu.

Interrogé à propos d’une éventuelle erreur dans les déclarations de KK la veille, AS a expliqué que, dû au contexte très traumatisant dans lequel KK et lui étaient, ils n’étaient pas eux-mêmes et qu’ils peuvent ainsi avoir perçu des choses différemment et s’en souvenir différemment.

Revenant sur les propos du plaignant de la veille, AS a ensuite affirmé se souvenir que son oncle avait été abattu avec une arme type AK qui avait été donnée à M. Kosiah par son garde du corps, et qu’il n’a pas été abattu avec un pistolet, comme l’avait dit le plaignant lors de l’audience de la veille, mais qu’il est normal qu’il y ait des divergences dans les témoignages puisque ce n’était pas une situation normale et qu’ils n’étaient pas eux-mêmes à ce moment-là.

Ordonner le pillage de la génératrice de Pasolahun

Pour rappel, il est reproché à Alieu Kosiah d’avoir, dans le contexte du conflit armé interne s’étant déroulé au Libéria de 1989 à 1996 et en qualité de membre de la faction armée ULIMO, ordonné le pillage de la génératrice de Pasolahun, entre octobre et novembre 1993, ou entre mars 1994 et fin 1995.

Après avoir confirmé sa dénonciation à l’encontre de M. Kosiah, AS a expliqué se souvenir que ces faits s’étaient déroulés en 1993. La génératrice se trouvait près du terrain de football. Elle servait alors à fournir l’éclairage public tout le village de Pasolahun. Dans ses réponses au président, AS a affirmé que lorsqu’il est arrivé au village, il a vu les soldats, dont Sky Face Kabbar, dire au « town chief » qu’ils venaient prendre la génératrice sous ordre de M. Kosiah, pour l’apporter à ce dernier.

D’après ce qu’il avait entendu, les soldats avaient leur propre équipe pour démonter la génératrice. Il a déclaré que ces gens étaient effrayants, et que si l’on s’approchait d’eux, c’était que l’on cherchait la mort. AS est donc resté à bonne distance jusqu’au transport. Sky Face Kabbar était le chef des soldats à ce moment, il leur donnait des ordres. Il a enfin ajouté qu’il n’y avait plus d’électricité au village depuis le pillage de la génératrice.

Ordonner le transport forcé de la génératrice de Pasolahun, par des civils, de Pasolahun à Kolahun

Pour rappel, il est reproché à Alieu Kosiah d’avoir, dans le contexte du conflit armé interne s’étant déroulé au Libéria de 1989 à 1996 et en qualité de membre de la faction armée ULIMO, ordonné le transport forcé de la génératrice de Pasolahun à Kolahun, entre octobre et novembre 1993, ou entre mars 1994 et fin 1995.

AS a à nouveau confirmé sa dénonciation à l’encontre de M. Kosiah, et il a expliqué au président que le démontage avait eu lieu l’après-midi, et que personne ne devait quitter le village car le transport était prévu le lendemain matin. Il a alors été réquisitionné à ce moment. C’est Sky Face Kabbar qui a demandé au « town chief » d’obtenir des civils pour le transport du lendemain.

Sur le déroulement du transport, AS a expliqué qu’il y avait de nombreux civils, approximativement 50 à 70, voire plus. Il n’y avait que des hommes, et des enfants civils de 15 ou 16 ans comme porteurs. Refuser le transport revenait à risquer la mort. AS a indiqué aussi au président qu’il avait vu KK et une autre personne nommée ABK lors du transport. Il a ensuite déclaré ne pas se souvenir du nombre de soldats présents sur le convoi. Il a expliqué qu’il connaissait d’autres civils, notamment de Kolahun, qui avaient participé au transport et qui étaient encore vivants aujourd’hui. Il a précisé avoir encore des contacts avec deux ou trois d’entre eux.

Le Président a demandé qui semblait diriger le convoi en direction de Kolahun. M. AS a répondu qu’il s’agissait de « Sky Face Kabbar », qui semblait être le rebelle le plus puissant sur place. Le groupe de civils a transporté des parties du générateur qui avait été démonté la veille. AS a précisé qu’il portait quant à lui un sac militaire sans savoir ce qu’il y contenait. Il ne pouvait pas estimer son poids mais il a affirmé que le sac était extrêmement lourd. Il n’a pas vu M. Kosiah à ce moment-là. Le prévenu était vers la rivière de Kehair, près de Kolahun, quand il a vu Alieu Kosiah pour la première fois. À la question de savoir pourquoi il fallait transporter ce générateur à Kolahun, la partie plaignante a expliqué qu’il s’agissait d’un lieu central, pour y être ensuite emmené à Voinjama ou à Foya en direction de la Guinée. Il a également expliqué que les soldats se prenaient pour des dieux sur Terre, et qu’ils avaient le destin de tous les civils entre leurs mains. Le convoi est parti le matin et a duré toute la journée. La route était carrossable avant la guerre, mais au moment où le convoi a eu lieu, il ne restait plus qu’un chemin de passage, la brousse l’ayant en partie refermée. Si les gens marchaient trop lentement, ils étaient frappés à coups de crosses. AS a expliqué qu’ils étaient quasiment en train de courir. Les civils n’ont pas reçu à boire ou à manger et n’ont pas fait de pauses du trajet. Les menaces étaient courantes pendant le transport, en plus des coups de crosse de fusil donnés.

Le président a demandé à la partie plaignante si elle avait reçu beaucoup de coups pendant ce transport. Elle a affirmé avoir reçu des coups de pieds et de crosses à de nombreuses reprises durant le trajet. AS s’est souvenu qu’après avoir passé le village d’Hankha, Koda avait été si battu si fort par un soldat ULIMO du nom de « Senegalese » qu’il était tombé avec sa charge qu’il portait. Il a précisé ensuite qu’il n’avait jamais vu les soldats aider les civils. AS a ensuite expliqué que trois civils étaient morts sur cette marche.

Le président a repris les déclarations du plaignant selon lesquelles KS et BS étaient morts durant ce trajet. Il a alors expliqué avoir vu Sky Face Kabbar demander une arme à un enfant-soldat afin de les tuer, puis avoir croisé les deux corps sur le chemin du retour. Le plaignant se trouvait à l’arrière du convoi, il a expliqué qu’il n’était pas possible de s’arrêter pour observer la scène lors du meurtre de ces deux personnes à cause du grand nombre de civils sur le convoi.

Le président a demandé au plaignant d’éclaircir les circonstances de la mort de MK AS a expliqué qu’il avait été tué par Alieu Kosiah car il était trop épuisé à la rivière Kehair. Le président a ensuite demandé au plaignant si son attention avait été portée sur le fait que sa plainte indiquait que MK était mort d’épuisement. AS a expliqué qu’il y avait des soucis de traduction dans la rédaction de sa plainte, et a affirmé qu’une fois arrivé à la rivière Kehair, il était trop faible pour reprendre le chemin ; et que, par conséquent, Alieu Kosiah a dit à MK que s’il n’avait plus assez de force pour porter sa charge jusqu’à Kolahun, alors son chemin s’arrêtait là.

Poursuivant ses réponses au président, la partie plaignante a ensuite indiqué que MK était son oncle et devait avoir plus de trente ou quarante ans. Revenant sur le passé de MK, AS a expliqué que sa mère avait demandé à son frère, c’est-à-dire MK, de le scolariser à l’école de la mission, ce qu’il avait promis de faire. Il a toutefois expliqué qu’il était petit à l’époque, et donc qu’il ne se souvient que de peu de choses.

À propos des circonstances de la mort de MK, la partie plaignante a expliqué au président que lui se trouvait dans le premier groupe arrivé à Kolahun. C’est là, une fois à la rivière, qu’il a vu CO Kosiah pour la première fois, en attendant le reste du convoi. À ce moment, il a vu Sky Face Kabbar saluer avec respect le prévenu. C’est alors qu’il a vu MK arriver à la fin du transport et dire qu’il avait faim, soif et qu’il était épuisé, qu’il ne pouvait pas continuer. Le plaignant a affirmé qu’il avait vu Alieu Kosiah tirer sur son oncle qui s’était assis. M. Kosiah semblait énervé parce qu’il voulait que le générateur arrive à Kolahun. Le plaignant se trouvait à une douzaine de mètres de la scène et a entendu un coup de feu. Il a expliqué que M. Kosiah avait tiré sur le haut du corps de son oncle, probablement dans la poitrine ou dans la tête. Son corps a été laissé sur place. Juste après sa mort, les soldats ont chanté en mandingue. Le nom de la chanson était « Nomimoussou » (phon.).

Revenant sur ce transport, AS a répondu au président qu’il avait à de nombreuses reprises craint pour sa vie, et qu’il n’avait pas tenté de fuir car cela était impossible. Il est arrivé dans la soirée à Kolahun, et les pièces ont été déposées au centre du village, à Kolahun, sur le parking. Il commençait à faire nuit, et le plaignant craignait de devoir refaire un transport. De fait, il est allé à Somalahun par des petits chemins pour ne pas croiser de soldats, avec six ou sept autres personnes, pour y passer la nuit. Le lendemain, AS est parvenu à rentrer à Pasolahun.

AS a ensuite expliqué avoir vu le prévenu pour la première fois à Foya. Interrogé à propos de la raison pour laquelle M. Kosiah était à la rivière, AS a expliqué qu’il attendait probablement l’arrivée du générateur. Il a ajouté n’avoir reçu aucune rémunération pour avoir participé à ce transport, étant traités comme des esclaves.

Le président est ensuite revenu sur les déclarations précédentes du plaignant, lui demandant s’il avait proposé aux civils présents qu’il connaissait sur cette marche de venir témoigner à cette procédure. AS a répondu qu’il avait fait de son mieux, que deux personnes étaient ici pour cela mais que les autres craignaient pour leur vie.

Enfin, à la question de savoir si d’autres personnes du nom de MK vivaient à Pasolahun, le plaignant a répondu affirmativement, précisant qu’il y avait une personne qui portait ce nom mais qu’elle était plus âgée et n’était pas présente pendant ce transport.

Ordonner et diriger un transport forcé de munitions, par des civils, de Gondolahun à Fassama

Pour rappel, il est reproché à Alieu Kosiah d’avoir, dans le contexte du conflit armé interne s’étant déroulé au Liberia de 1989 à 1996 et en qualité de membre de la faction armée ULIMO, ordonné et dirigé un transport forcé de marchandises (munitions) de Gondolahun à Fassama, par des civils, entre novembre et décembre 1993, ou entre mars 1994 et fin 1995.

Après avoir confirmé sa dénonciation à l’encontre de M. Kosiah, le plaignant a expliqué au président que ce transport devait amener des munitions de Gondolahun a Fassama, mais que lui-même n’était pas arrivé jusqu’là, s’étant arrêté après la Lofa river. Il a ajouté que de nombreux civils y avaient participé, venant d’une douzaine des villages aux alentours. Il y avait de nombreux mineurs.

[PAUSE DE MIDI]

AS a poursuivi en expliquant avoir vu la partie civile KK et ABK précédemment citée (deuxième prénom Blama) également sur ce transport, ainsi que d’autres civils avec qui il est encore en contact indirect.

AS a déclaré avoir dormi à Gondolahun avant le départ prévu pour le lendemain matin. C’était le cas de beaucoup de civils venant d’autres villages qui avaient été rassemblés puis enfermés pour la nuit, en vue du transport du lendemain. Il a précisé qu’Alieu Kosiah était là et qu’il l’avait vu donner des ordres aux soldats, notamment à un certain « Sixty Banane », pour lui dire d’enfermer les civils. La partie plaignante KK se trouvait dans la même pièce que le plaignant, avec ABK.

AS a affirmé qu’Alieu Kosiah était habillé d’un uniforme militaire, et qu’il avait accompagné le transport. Il a souligné que M. Kosiah semblait être le rebelle le plus puissant, ajoutant qu’il ne l’a pas vu recevoir d’ordres venant d’autres soldats. Il s’est souvenu du nom de quelques soldats présents, notamment « Bulet Bounce ». A une question du président, le plaignant a affirmé ne pas connaitre « Jungle Jabbah ».

Au sujet de la marchandise, AS a expliqué qu’il s’agissait de munitions, et de sacs militaires dont il ne connaissait pas le contenu. Le plaignant a ensuite indiqué qu’il portait un sac militaire, lourd, sur la tête, étant trop jeune pour porter une caisse de munitions.

Le convoi est parti le matin pour atteindre Fassama, où des combats se tenaient. Il prenait la forme d’une colonne. Les soldats étaient disséminés dans le groupe pour s’assurer que personne ne dépose une charge. Le plaignant a ensuite précisé que pendant les convois, les chefs ULIMO se tenaient généralement à l’arrière contrairement aux simples soldats. La route empruntée était un sentier de brousse très étroit. Le transport était long et aucune pause n’était prévue, ni pour boire, ni pour manger. Le plaignant a affirmé être arrivé en fin de journée à Sassahun. Dans ses réponses au président, AS a souligné que les menaces et coups étaient similaires au premier convoi. Certains portaient des armes de type G3, et Alieu Kosiah portait un pistolet.

Le président l’a ensuite interrogé sur le comportement du prévenu durant le transport. En réponse, le plaignant a déclaré qu’Alieu Kosiah savait très bien ce qu’il se passait, les transports étant habituels. Les « Top Brass » ou personnes les plus importantes donnaient les ordres, et les subalternes exécutaient ces ordres. AS a souligné que le prévenu n’était jamais intervenu pour éviter les mauvais traitements, tels que les menaces ou les coups.

Le plaignant a indiqué que MK, son oncle, petit frère de MK et frère de sa mère, était mort pendant ce transport. Il devait avoir entre 25 et 28 ans et vivait au village Pasolahun. Le Président lui a demandé s’il connaissait d’autres personnes du nom de MK. Le plaignant a répondu affirmativement. Deux personnes portaient le même nom. AS a expliqué qu’il n’avait jamais vécu sous le même toit que MK. Il a ensuite déclaré qu’Alieu Kosiah avait tué MK.

À la demande du président, la plaignant a décrit dans quelles circonstances cela c’était produit. Près de la rivière Lofa, le plaignant, sur la même rive que MK, s’apprêtait à monter dans le canoë. Il se trouvait à une dizaine de mètres de la victime. Il a déclaré que Chief Kosiah l’avait tué car il était fatigué et qu’il voulait rentrer chez lui, puisqu’il pouvait plus, physiquement, continuer pour traverser la rivière. Il ne pouvait plus porter les munitions. Selon le plaignant, M. Kosiah a alors dit « lève-toi le cul et avance ». AS a souligné que le prévenu avait fait exploser la tête de la victime avec deux balles, à l’aide d’un AK-47. Les bras de la victime s’agitaient encore lorsque le groupe a traversé la rivière. AS a indiqué avoir eu « très, très » peur à ce moment-là.

Le plaignant a poursuivi, indiquant qu’ils étaient arrivés à Sassahun en fin de journée. Ensuite, pour ne pas avoir à poursuivre le transport de munitions jusqu’à Fassama, le plaignant s’est caché chez une femme, sous son lit. À la question du président de savoir s’il avait été rémunéré pour ce transport, le plaignant a répondu avoir été battu et ne pas avoir été payé.

Concernant la participation d’autres civils au convoi, AS a souligné que beaucoup avaient encore peur de témoigner et que beaucoup d’anciens soldats ULIMO sont encore sur place au Libéria. Le plaignant a ensuite expliqué que ce transport n’aurait pas pu être réalisé à l’aide de véhicules, la route n’étant pas carrossable.

Le président a ensuite soumis deux photos au plaignant. AS y a identifié MK et MK comme étant des homonymes de ses oncles. Il a ensuite ajouté que MK faisait partie du groupe d’âge qui ne participait pas aux transports, ce groupe étant composé des personnes les plus âgées du village. Le plaignant a indiqué qu’il ne se souvenait pas avoir vu ces deux personnes dont les photos lui ont été montrées lors des convois.

Le président a ensuite demandé à AS s’il avait entendu qu’Alieu Kosiah était impliqué dans les « Black Monday ». Le plaignant a déclaré qu’il ne pouvait pas l’affirmer. Il a souligné qu’il serait surpris qu’Alieu Kosiah n’ait pas été informé de ce qu’il se passait au quartier général ULIMO. Il a poursuivi en expliquant qu’il avait entendu dire à Foya qu’Alieu Kosiah avait mangé des parties de corps humain. À Foya, Mami Wata a emmené AS au quartier général ULIMO et lui a montré plusieurs cœurs dans une casserole, expliquant qu’ils permettaient de donner de la force et du courage aux soldats.

Sur les raisons de sa plainte, le plaignant a déclaré qu’il ne voulait pas qu’un crime reste impuni. Il a expliqué qu’il avait été aidé par son avocat pour déposer sa plainte. C’est le GJRP qui lui a présenté Alain Werner, par l’intermédiaire d’un certain Keita. Le plaignant a expliqué ne pas avoir directement parlé de M. Kosiah avec Keita.

Le Tribunal a ensuite questionné AS concernant les reproches qu’Alieu Kosiah a formulé à son encontre ; soit le fait qu’AS a, selon le prévenu, contacté six plaignants afin qu’ils déposent plainte en Suisse. AS a répondu qu’il ne se souvenait pas avoir contacté autant de personnes, mais qu’il a en effet contacté plusieurs personnes, et que, parmi ceux-là, certains ont refusé de témoigner et d’autres sont venus en Suisse témoigner.

Aujourd’hui, AS a précisé qu’il n’avait pas peur d’Alieu Kosiah. Il a ensuite affirmé qu’il n’avait pas reçu de menaces au Libéria, mais qu’il n’en avait presque pas parlé, sa mère ayant désapprouvé sa participation à cette procédure. Il a ajouté n’avoir été convaincu par personne pour dire ou ne pas dire certaines choses durant la procédure.

Le président a confronté le plaignant à ses déclarations au Ministère public de la Confédération à Berne en 2015. Il affirmait alors qu’il avait peur de parler, peur que sa famille et ses amis soient menacés. À la demande du président, AS a précisé qu’il pensait alors à Alieu Kosiah qui connaissait encore des gens au Libéria qu’il pourrait contacter et qui pourraient pourchasser sa famille.

Pendant ou avant cette procédure, AS a affirmé ne pas avoir discuté des faits avec ABK et la partie plaignante KK. Il a ensuite souligné qu’il n’avait pas eu l’opportunité de témoigner devant la TRC au Liberia.

La partie plaignante a ensuite déclaré qu’il avait été contacté ou aidé à contacter deux des parties plaignantes (KK et EJ), et qu’il a contacté d’autres personnes qui ont refusé de participer. D’autre part, afin d’assurer la discrétion la plus sûre, même la propre mère du plaignant n’était pas au courant de cette démarche.

Il a conclu en réitérant son désir de justice, pour toute la cruauté, les tortures, et pour tout ce qu’ont commis les ULIMO et Chief Kosiah.

Les questions sont adressées au plaignant par le Ministère public de la confédération

Le procureur du Ministère public de la Confédération a d’abord interrogé le plaignant sur l’identité du « town chief » de Pasolahun pendant la guerre. Il lui a ensuite posé la même question au sujet des « chiefs » des « Young boys ». Enfin, à propos des photos de MK et MK, le Ministère public de la Confédération lui a demandé s’ils faisaient partie de sa famille. Le plaignant a alors expliqué que les familles pouvaient être nombreuses en Afrique, et qu’il ne pouvait pas le savoir.

Les questions sont adressées par Me Wavre.

Me Wavre a d’abord soumis une photo au plaignant. Celui-ci a reconnu ABK [CRLA1]  qui a participé aux deux transports. Sur une autre photo, AS a reconnu JMK. À propos du « town chief » de Pasolahun, le plaignant a précisé qu’il ne s’agissait pas de JMK dont on venait de lui montrer une photo. Il a indiqué que celui-ci était capitaine de l’équipe de foot lorsqu’il est venu à Pasolahun pendant la guerre.

AS a ensuite écrit sur une feuille les noms des villages se trouvant entre Pasolahun et Kolahun. Il a, par la suite, répondu à plusieurs questions d’ordre général sur la guerre. Il a notamment affirmé qu’il n’avait pas de préjugés contre les Mandingos, et qu’aujourd’hui, une femme Mandingo pouvait se marier avec une personne d’une autre ethnie. Il a illustré ses propos en expliquant qu’une femme mandingo avait été élue dans le quatrième district de Voinjama, démontrant ainsi que les Mandingos ne sont pas détestés. Il a ajouté que même si Alieu Kosiah était Gbandi, et même si ça avait été son propre frère, son père, sa mère, ou son fils, il aurait déposé plainte contre lui.

Par ailleurs, poursuivant ses réponses, AS a expliqué que « Thomas » était son nom « civilisé » que lui avait donné son enseignant à l’école. En répondant aux questions de M. Wavre, le plaignant a indiqué que son oncle MK avait un « middle name », « Sando ».

Sur l’importance de la ville de Gondolahun pendant la guerre pour les ULIMO, le plaignant a expliqué que cette ville était un carrefour. Le clan Hembe compte 12 villages, dont Gondolahun est le point central qui accueille les réunions du clan.

Me Wavre a demandé au plaignant s’il connaissait le terme « till-go », celui-ci a répondu que ce terme était utilisé pour les pillages, il signifiait « allez chercher des biens ou de la nourriture ».

Les questions sont adressées par Me Gianoli

Me Gianoli a confronté le plaignant aux contradictions de ses déclarations relatives à l’arrivée de Sky Face Kabbar vers le « town chief », la veille du transport de Pasolahun. Ce dernier a alors expliqué qu’il était difficile de tout raconter en deux jours pendant son audition à Berne en 2015.

Me Gianoli a demandé au plaignant s’il y avait de l’électricité dans la ville de Pasolahun les jours précédant le démontage de la génératrice. AS a expliqué que les gens avaient planté quelques poteaux pour amener de l’électricité vers la mairie, pour éclairer la place publique, mais toute la ville n’était pas électrifiée. La génératrice a été offerte peu de temps avant le début de la guerre, et que personne ne l’avait vraiment touché jusqu’à ce que les ULIMO le pillent.

A la question de savoir pourquoi le plaignant n’avait pas mentionné que le plaignant KK avait participé au transport de la génératrice au Ministère public de la Confédération, ainsi qu’en réponse à de nombreuses questions posées par Me Gianoli, le plaignant a réitéré qu’il n’avait eu que deux jours pour raconter son histoire lorsqu’il a été auditionné à Berne, expliquant également à plusieurs reprises qu’il est impossible de raconter ce qu’il s’est passé deux ou trois ans en seulement une ou deux heures.

Me Gianoli a ensuite posé de nombreuses questions sur la situation familiale du plaignant au moment de la guerre, sur des identités et sur ses liens familiaux auxquels le plaignant a répondu.

Enfin, questionné à propos de viols qui se seraient déroulés à Pasolahun durant la guerre, AS a déclaré qu’il n’était pas sur place, mais qu’il a, entendu ce qu’il s’est passé avec Jungle Rock, qui était « ground commander » durant la guerre, et qu’il a notamment entendu parler du fait que les soldats avaient rassemblés toutes les jeunes filles et qu’ils les faisaient passer les unes après les autres dans une chambre pour les avoir.

Les questions sont adressées par Me Jakob

Concernant les violences sexuelles chez les mineures de 15 ou 16 ans durant la guerre, AS a déclaré qu’elles étaient courantes, en particulier chez les ULIMO.