Est-il nécessaire de tout nier si on est accusé de crimes internationaux ?
OPINION. Ils sont accusés – et condamnés – pour des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité en Afrique de l'Ouest, mais ne les reconnaissent pas, même partiellement, explique l'avocat Alain Werner. Sauf si leur avocat, comme Me François Roux, les accompagne sur la voie de la demande de pardon.
Aujourd’hui s’ouvre devant une Cour d’assises à Paris et pour quatre semaines le procès de Kunti K., accusé de crimes de torture et de crimes contre l’humanité pour son rôle allégué durant la première guerre civile au Liberia (1989-1996). Ce procès sera le premier procès en France pour crimes internationaux extraterritoriaux qui ne soit pas lié au génocide commis au Rwanda en 1994.
Kunti K. combattait pour le groupe armé Ulimo qui s’est formé en réaction aux massacres perpétrés au Liberia contre les membres de deux ethnies – malinké et krahn – par Charles Taylor et ses rebelles. Il est prétendu que le groupe Ulimo a à son tour mis en esclavage des populations de façon systématique et perpétré des massacres contre d’autres groupes ethniques.
Cette affaire évoque le cas Alieu Kosiah jugé par le Tribunal pénal fédéral en 2020-2021 dont la procédure d’appel se déroulera en janvier 2023 à Bellinzone puisque la personne en jugement, Alieu Kosiah, était comme Kunti K. un commandant Ulimo et opérait en partie au même endroit au même moment.
Ces procès en France et en Suisse s’inscrivent dans une quête de justice novatrice et courageuse menée par des victimes libériennes oubliées de la communauté internationale en collaboration avec l’organisation que je dirige, Civitas Maxima et notre organisation sœur au Liberia. Dans ce cadre, d’autres procédures criminelles sont ou ont été menées aux Etats-Unis, en Belgique, au Royaume-Uni, en Finlande et dans d’autres pays encore.
Or on constate qu’aujourd’hui, aucune des personnes mises en accusation en Europe ou aux Etats-Unis pour des crimes commis pendant la guerre civile au Liberia n’a jamais admis avoir commis le moindre crime.
Cela fait écho à ma propre expérience dans le bureau du procureur du Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL) à Freetown et à La Haye de 2003 à 2008: aucune des neuf personnes inculpées puis condamnées par ce tribunal international, y compris l’ancien président libérien Charles Taylor, n’a jamais reconnu ne serait-ce qu’un seul des chefs d’accusation les concernant.
Le 25 février 2021, Kunti K. est intervenu par vidéoconférence depuis Paris comme témoin appelé par la défense dans le procès Kosiah – et a suivi la même ligne. Il a ainsi allégué en substance que les gens qui prétendaient qu’Ulimo avait commis des crimes pendant la guerre étaient mus par de la haine ethnique. Les prochains jours d’audience, à Paris, nous diront si Kunti K. adopte la même stratégie dans son propre procès.
Pourtant, ces crimes ont été documentés par de multiples sources historiques différentes, à l’époque même des faits allégués. Un rapport de Médecins sans frontières de janvier 1995 intitulé «Horreur et esclavage au Liberia» expose que, selon les équipes de MSF elles-mêmes, les soldats d’Ulimo se promenaient en 1993-1994 avec des seaux remplis d’organes humains et les mangeaient à des fins de rituels. Une dépêche de l’agence Reuters de décembre 1993 indique que les organisations humanitaires se sont retirées des zones contrôlées par Ulimo après avoir subi des attaques et du pillage, les commandants d’Ulimo terrorisant, d’après les travailleurs humanitaires, les villageois avec des exécutions sommaires et du travail forcé. L’AFP quant à elle notait que ULIMO au même moment avait pillé tout ce qu'elle pouvait dans la base du HCR, un employé belge ayant été frappé à la tête pour avoir été trop lent à remettre son matériel. Ces crimes du groupe Ulimo ont aussi été mis en lumière par le rapport de la Commission vérité et réconciliation du Liberia rendu public en 2009.
Mais en attendant, une question se pose: est-il nécessaire de tout nier si l’on est accusé de crimes internationaux?
Pas nécessairement.
Le grand avocat de défense français François Roux a écrit: «Le travail de l’avocat devant les tribunaux pénaux internationaux est aussi un travail au service de la justice, de la vérité, au moins judiciaire, et de la paix. Et si donc l’analyse du contradictoire que fait l’avocat le conduit à considérer que l’accusé n’est pas innocent des crimes qui lui sont reprochés, ou tout au moins de certains, son rôle ne se résout pas à une contestation dans un «jeu de poker menteur» avec le procureur, mais peut au contraire, par la confiance que lui seul peut établir avec l’accusé, accompagner celui-ci sur un chemin de reconnaissance de culpabilité, voire de demande de pardon.»
François Roux a ainsi plaidé trois fois l’acceptation de responsabilité pénale pour des personnes accusées de crimes internationaux, dont deux fois avec succès: pour Vincent Rutaganira et pour Joseph Nzabirinda devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Il l’a fait aussi pour Kaing Guek Eav, alias Duch, devant les Chambres extraordinaires des Tribunaux cambodgiens (CETC), et ce, contre l’avis de son confrère cambodgien aussi constitué pour Duch.
Si d’autres avocats internationaux ont suivi le même chemin dans d’autres procès, et notamment devant le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), cette démarche reste l’exception, étant entendu qu’il incombera naturellement toujours aux procureurs de prouver la culpabilité de toute personne prévenue de crimes internationaux. Et jamais l’inverse.
Ayant œuvré pendant vingt ans au côté des victimes dans ces procès pour crimes internationaux, je pense néanmoins que si davantage d’avocats de défense concevaient leur rôle d’acteurs de justice comme l’a fait François Roux, alors l’idée selon laquelle la paix est le fruit de la justice se verrait renforcée.
Cet article est apparu premièrement dans Le Temps dans le cadre d'une collaboration entre Civitas Maxima et Le Temps, le 18 octobre 2022.
Image Credit: © AHMED JALLANZO / KEYSTONE