[10/12/2022] Jour 3: le contexte

Le Président a versé aux débats un document préparé par le Pôle crimes contre l’humanité, qui présente le Libéria de manière synthétique. Ce document contient notamment un lexique des abréviations et diverses cartes topographiques. 

L’avocate de la partie civile, ainsi que le Ministère public, ont demandé au Président le versement de nouvelles pièces au dossier. Les pièces produites par l’avocate de la partie civile concernent la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) alors que celles versées par le Ministère public ont trait au procès d’Alieu Kosiah en Suisse, à la procédure diligentée par le parquet de Rouen pour menace contre HB ainsi qu’aux principales armes utilisées lors de la guerre civile au Libéria.

Audition de Patrick Robert, reporter-photographe, entendu en qualité de témoin de contexte cité à la demande du Ministère public

Avant d’entendre Patrick Robert, le Président a rappelé que ce dernier avait déjà été entendu par le juge d’instruction le 19 octobre 2018 et à nouveau le 29 janvier 2019.

Le Président a demandé à Patrick Robert d’effectuer une présentation générale du Libéria et de la guerre civile, avant de donner des précisions sur son expérience de reporter lors de ce conflit, et de commenter les photographies qu’il avait prises.

Patrick Robert a indiqué que pour comprendre le déroulement de la guerre civile, il fallait remonter à la fondation du Libéria par les esclaves affranchis en 1818. Il a précisé que l’indépendance du Libéria avait été proclamée en 1823. Premier pays indépendant d’Afrique, le Libéria a échappé à la colonisation européenne, ce qui expliquait l’absence d’une culture d’administration. Patrick Robert a ajouté que le pays avait été administré uniquement par des descendants afro-américains jusqu’en 1980 et que ce monopole politique avait engendré une grande frustration chez les populations autochtones. Il a précisé que les Libériens avaient perçu le coup d’état de 1980 de Samuel Doe comme la rupture d’une situation injuste. En 1985, la tentative de coup d’état de Thomas Quiwonkpa pour mettre fin au régime sanglant de Samuel Doe a échoué et Thomas Quiwonkpa a été exécuté. Charles Taylor a participé à ce coup d’état manqué alors même qu’il était un ancien ministre de Doe, ce qui l’a contraint à fuir aux États-Unis. Taylor est ensuite revenu en Afrique, plus précisément au Burkina Faso où il s’est rapproché de Kadhafi. Patrick Robert a indiqué que Charles Taylor avait fait un stage en Libye – ce qui avait suscité la méfiance des Américains – à la suite duquel il a fondé le NPFL avec une quarantaine de compagnons d’armes. Charles Taylor est retourné au Libéria en passant par la Côte d’Ivoire et le NPFL a commencé à recruter massivement au sein de la population libérienne, qui considérait Taylor comme un libérateur. Patrick Robert a indiqué être arrivé au Libéria en mai 1990, soit quelques mois après l’arrivée du NPFL qu’il situe à Noël 1989. Selon lui, la guerre au Libéria est passée au second plan compte tenu du contexte politique global (chute du mur de Berlin, dissolution de l’URSS, révolution roumaine, etc.).

Il a indiqué que le NPFL avait progressé rapidement jusqu’à Monrovia où des dissensions étaient apparues en raison de la défection de Prince Johnson, qui assurait l’essentiel de l’organisation militaire au sein du NPFL. Ce dernier a alors fondé l’INPFL. Patrick Robert a ajouté qu’une coalition internationale africaine du nom de ECOMOG avait été créée à l’initiative du Nigéria, dont le président était proche de Samuel Doe, pour apaiser la situation. L’ECOMOG n’a toutefois pas été capable d’assurer la protection de Samuel Doe, qui a été tué avec tous les membres de son gouvernement. La situation s’est alors enlisée pendant plusieurs années jusqu’à ce que des élections soient organisées, permettant l’accession au pouvoir de Charles Taylor.

Patrick Robert a précisé que l’embargo sur le pays avait néanmoins été maintenu et que la situation avait dégénéré avec la prolifération de groupes armés créés dans le but d’affaiblir le NPFL. Patrick Robert a notamment cité l’ULIMO et le LPC. Il a précisé que l’ULIMO-J (Johnson) était composé majoritairement de krahns et l’ULIMO-K (Kromah) de mandingues. Les deux branches se sont opposées frontalement au NPFL, qui était devenu une milice gouvernementale. Patrick Robert a évoqué une surenchère d’incompétence et de mouvements armés. Il a terminé sa déclaration en précisant que la philosophie qui caractérisait les groupes armés était « Help yourself » qu’il a traduit par « Débrouille-toi pour survivre », puisque les combattants n’étaient pas payés.

La Cour questionne Patrick Robert :

Patrick Robert a d’abord été interrogé sur les détails de ses missions au Libéria. Concernant sa présence sur le territoire libérien, il a indiqué qu’il s’y était rendu une douzaine de fois pour des séjours oscillant entre trois semaines et deux mois. Il a insisté sur les facilités de déplacement dont bénéficiaient les journalistes sur place grâce à un laissez-passer fourni par le NPFL, qui leur permettait de se déplacer sur tout le territoire. Son travail l’a principalement conduit à la capitale Monrovia, où sévissait notamment l’ULIMO-J. Il a indiqué ne pas s’être rendu dans le comté du Lofa.

Interrogé sur les déclarations de Kunti Kamara selon lesquelles Charles Taylor aurait voulu recruter des membres de l’ULIMO après le désarmement pour alimenter ses troupes et intervenir en Guinée, Patrick Robert a indiqué qu’il n’avait pas connaissance de ces éléments dans le détail.

Questionné sur les agissements de Charles Taylor et sa condamnation en Sierra Leone, Patrick Robert a indiqué que Taylor avait été condamné en Sierra Leone pour des faits commis dans ce pays, non au Libéria, et que les autorités libériennes ne voulaient pas rouvrir les souvenirs de la guerre civile. Il a ajouté que certains chefs de guerre étaient aujourd’hui au pouvoir, comme Prince Johnson qui est sénateur et qui a menacé de faire éclater un nouveau conflit si des procédures judiciaires étaient ouvertes à son encontre. Il a également évoqué le rôle de Charles Taylor dans la propagation de la guerre en Sierra Leone, ainsi que les similitudes et différences entre les atrocités commises au Libéria et en Sierra Leone. Il a notamment précisé que certaines atrocités perpétrées en Sierra Leone n’avaient pas été commises au Libéria et que cette différence de gradation dans l’horreur s’expliquait par la personnalité particulièrement cruelle de Foday Sankoh.

Interrogé sur l’attitude des combattants à son égard, Patrick Robert a indiqué que ceux-ci étaient fiers de montrer qu’ils commettaient des crimes. Il a notamment raconté avoir vu un homme tuer une femme avec un bébé dans les bras. Lorsque l’homme a remarqué la présence de journalistes, il a arboré un grand sourire et s’apprêtait à tirer à nouveau sur les corps "just pour la photo".

Interrogé sur les victimes des crimes commis, Patrick Robert a indiqué qu’aucune distinction n’était faite entre les combattants et les civils. Tout le monde était pris pour cible. Il a ajouté avoir vu des enfants soldats partout et que les enfants en âge de porter une arme étaient considérés comme des bons soldats, car ils étaient disciplinés et n’avaient pas peur de mourir à défaut d’avoir conscience de ce qui se passait. Il a également indiqué que les groupes armés se formaient toujours sur une base ethnique, car chaque ethnie se sentait en état de légitime défense.

Interrogé sur des photos de cœur arraché, Patrick Robert a décrit une scène lors de laquelle il avait vu des hommes planter un couteau dans la poitrine d’un autre homme et dissimuler la plaie à l’arrivée des journalistes. Il a également raconté un autre épisode lors duquel une de ses consœurs avait photographié des hommes avec un cœur humain dans la main qu’ils faisaient semblant de manger.

Interrogé sur la signification de ces actes, Patrick Robert a répondu que c’était difficile à savoir car les Africains étaient très pudiques en ce qui concerne leur spiritualité et leurs pratiques. Selon lui, il s’agirait d’une sorte de protection rituelle ou de talisman à partir d’éléments prélevés sur le corps de l’ennemi.

Questionné sur le rôle des États-Unis durant le conflit, Patrick Robert a souligné leur absence sur le terrain au désespoir des Libériens. Il a indiqué que les Américains avaient une réticence à intervenir suite à leur intervention en Somalie à la fin de la première guerre du Golfe, lors de laquelle ils avaient perdu beaucoup d’hommes, et qu’ils ne savaient pas le faire de façon proportionnelle et mesurée.

Interrogé par la Cour, Patrick Robert a relaté le meurtre particulièrement sordide de Samuel Doe, filmé sur ordre de Prince Johnson.

Questionné sur l’ethnie mandingue et sa représentativité au niveau démographique, Patrick Robert a expliqué qu’il ne pensait pas qu’un recensement avait été effectué et qu’il s’agissait d’une ethnie minoritaire. Il a précisé que les mandingues n’avaient aucune chance d’être élus, mais étaient "déjà là" et étaient utiles en tant que commerçants. Selon Patrick Robert, la plupart des membres du conseil d'État n’étaient pas intéressés à organiser des élections, car ils représentaient des minorités ethniques. Leur stratégie était de maintenir le statu quo indépendamment des tentatives d’ECOMOG de résoudre le conflit, afin de garder le pouvoir. 

La partie civile questionne Patrick Robert :

La partie civile est revenue sur la signification de certaines pratiques, telles que les prélèvements d’organes et le cannibalisme, que Patrick Robert a préféré qualifier de pratiques rituelles. Interrogé sur la question de savoir si ces pratiques avaient vocation à terroriser la population, Patrick Robert a indiqué qu’il l’ignorait.

Sur question de la partie civile, Patrick Robert a confirmé que les groupes armés se volaient des armes les uns aux autres. Il a par ailleurs indiqué qu’il n’avait entendu parler ni de Pepper & Salt ni de Ugly Boy.

Le Ministère public questionne Patrick Robert :

Patrick Robert est interrogé sur l’âge des enfants soldats. Patrick Robert a fait une distinction entre les enfants soldats présents sur le front, qui avaient 16 ans pour les plus jeunes, et les enfants soldats présents dans les villages et aux checkpoints, qui pouvaient avoir entre 8 et 10 ans.

Concernant la prise de contrôle des zones de conflit par les milices, Patrick Robert a expliqué que la priorité des soldats était de manger, puis d’occuper progressivement la zone dont le contrôle était assuré par des checkpoints.

Interrogé sur la distinction entre les civils et les combattants lors des affrontements, Patrick Robert a répondu que les combattants étaient massivement des civils qui avaient pris les armes et non des soldats professionnels. Il a précisé que les civils n’étaient pas pris à partie mais qu’on cherchait parmi eux ceux qui faisaient partie de l’ennemi. Les civils pouvaient aussi être touchés lorsqu’ils fuyaient une zone.

Enfin, Patrick Robert a été interrogé sur le particularisme de la première guerre civile du Libéria par rapport aux autres conflits. Il a souligné la facilité d’accès au territoire pour la presse – ce qui est rarissime selon lui – et a regretté l’inaction de la communauté internationale, qui a laissé dégénérer le conflit "à ce point.

La défense questionne Patrick Robert :

Interrogé sur l’élection de Charles Taylor, Patrick Robert a indiqué qu’il était difficile d’organiser des élections démocratiques dans un tel contexte, mais qu’à sa connaissance, l’élection de Charles Taylor n’avait pas été contestée.

Sur question, Patrick Robert a indiqué ne pas être en mesure d’apporter des précisions sur Johnson (ULIMO-J) et Kromah (ULIMO-K). Il a précisé avoir photographié divers groupes armés, dont le NPFL, l’ULIMO et l’AFL. Il a par ailleurs confirmé que l’ECOMOG commettait aussi des exactions et que les prélèvements d'organes dont il avait été témoin avaient été effectués uniquement sur des cadavres, et non pas sur des personnes spécifiquement tuées à cette fin.

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Le Président a ensuite projeté un certain nombre de photographies prises par Patrick Robert, qu’il lui a demandé de commenter.

Ont notamment été projetées des photographies de têtes décapitées dans une zone contrôlée par l’ULIMO à Monrovia, de cadavres avec les coudes attachés derrière le dos, d’exécutions publiques, d’une femme assassinée avec son bébé ou encore le portait d’un enfant soldat. Le Ministère public et l’avocate de la partie civile ont interrogé Patrick Robert sur certaines photographies. Sur la photographie qui dépeignait deux cadavres avec des coudes attachés derrière le dos, Patrick Robert a indiqué qu’il s’agissait d’une pratique permettant de faire ressortir la cage thoracique. Interrogé sur la question de savoir pourquoi les cadavres n’étaient pas enterrés, Patrick Robert a indiqué que cela avait probablement trait à des histoires de superstition.

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Projection du documentaire intitulé « Liberia » réalisé par Christophe Naigeon en 1996

Le documentaire a été versé à la procédure et son visionnage a permis de fournir des éléments contextuels supplémentaires relatifs à la première guerre civile.

Audition de Thierry Paulais, urbaniste et économiste ayant beaucoup travaillé dans la région du fleuve Mano et en Afrique de l’Ouest, entendu en qualité de témoin de contexte cité par le Ministère public

Avant de donner la parole à Thierry Paulais, le Président a précisé que ce dernier a été entendu par le juge d’instruction le 10 février 2020 et qu’il a écrit un livre sur le Libéria intitulé « Une singulière histoire ».

Thierry Paulais a précisé que son livre retraçait l’histoire complète du Libéria et n’était pas spécifiquement consacré aux guerres civiles. Il a indiqué avoir écrit ce livre car il a été interpellé par le coup d’état de Samuel Doe et par l’extrême violence qui a frappé le Libéria. Il a cherché à en comprendre les racines et a énuméré dans son ouvrage plusieurs explications possibles. Il a évoqué des raisons d’ordres économique (chaque groupe cherche à mettre la main sur un type de ressource, telle que les diamants ou la drogue) et culturel (l’existence de sociétés secrètes anciennes, telles que le Poro, qui pratiquent des rites reposant sur le sacrifice humain, les mutilations et le cannibalisme). Thierry Paulais a également évoqué la frustration grandissante de la jeunesse vis-à-vis des sociétés traditionnelles africaines ainsi que l’influence de l’Église évangélique dans la culture de l’impunité qui règne aujourd’hui encore dans le pays. Thierry Paulais a indiqué que le fait d’appartenir à l’Église constituait une sorte d’échappatoire. Les auteurs des crimes se rendaient au Ghana ou au Nigéria où ils devenaient pasteurs. A leur retour au Libéria, ils se présentaient devant la Commission Vérité et Réconciliation (CVR), racontaient leurs crimes et disaient : "Ce n’est pas moi, c’est Satan qui m’habitait". Thierry Paulais a cité le documentaire intitulé « La rédemption du Général Butt-Naked » qui illustre cette thématique.

La Cour questionne Thierry Paulais :

Interrogé sur les raisons ayant donné lieu à l’intervention de Charles Taylor, Thierry Paulais a indiqué que les faits n’étaient pas tout à fait établis et faisaient l’objet de controverses. Il a précisé que l’intervention de Charles Taylor découlait de la "plongée en enfer" du pays dirigé par Samuel Doe et son régime mafieux, qui constituait une source de préoccupation pour les États-Unis. Thierry Paulais a indiqué que l’on pouvait se demander si Charles Taylor n’avait pas été instrumentalisé par la CIA, qui aurait facilité son évasion alors qu’il était incarcéré aux États-Unis pour malversations. Il s’est dit convaincu que l’invasion de Charles Taylor avait été fomentée par les États-Unis, contrairement au coup d’état de Samuel Doe. Charles Taylor était un américano-libérien cultivé et les États-Unis voyait en lui "un bon cheval" pour rétablir l’ordre. Les rapports de Charles Taylor avec les États-Unis se sont néanmoins dégradés très rapidement après son rapprochement avec Kadhafi et en raison des exactions commises par ses troupes.

Questionné sur les ethnies et les éventuelles oppositions entre elles, Thierry Paulais a affirmé que les guerres civiles du Libéria n’étaient pas des guerres ethniques, bien que les ethnies ait joué un rôle en ce sens que les factions se regroupaient par ethnie. Il a indiqué qu’il était possible d’avoir une grille de lecture ethnie contre ethnie, mais que ce n’était pas le nerf de la guerre. Confronté aux déclarations de l’accusé qui a expliqué que son intégration dans l’ULIMO visait à défendre son ethnie mandingue victime des massacres commis par Charles Taylor, Thierry Paulais a précisé que selon lui, la motivation principale de Charles Taylor n’était pas d’attaquer les mandingues, mais plutôt de mettre la main sur les mines diamants dans cette partie du territoire.

Sur question, Thierry Paulais a déclaré ne pas disposer d’informations précises sur l’ULIMO.

Il a ensuite affirmé qu’une longue tradition de travail forcé existait au Libéria et que les Congos et les Américano-libériens y avaient recours contre les peuples autochtones. Il a évoqué une enquête de la Société des Nations sur le Libéria pour esclavage et a raconté que les Libériens s’adonnaient à des rafles dans leur pays et vendaient de la main-d’œuvre aux Portugais de Sao-Tomé. Le travail forcé était donc entré dans les mentalités. Thierry Paulais a par ailleurs indiqué que les femmes devenaient des esclaves domestiques ou sexuelles. En revanche, il a affirmé ne pas avoir connaissance de pratiques liées à des marches forcées de la population civile. 

Interrogé sur l’influence de la CVR sur la société libérienne, Thierry Paulais a déclaré que beaucoup de gens étaient passés entre les mailles du filet, ce qui laisse beaucoup d’amertume et de douleur au sein de la société libérienne.

Questionné sur la possibilité d’organiser un procès au Libéria, il a laissé entendre que cela aurait été extrêmement dangereux. Selon lui, certains accusés potentiels ne se seraient pas laissés faire. A cet égard, il évoque Prince Johnson qui a menacé de prendre les armes si l’on s’attaquait à lui.

Interrogé sur l’influence des États-Unis sur le Libéria, Thierry Paulais a indiqué qu’elle était aujourd’hui encore considérable, avant tout sur le plan économique.

Au sujet de la christianisation, il a confirmé que celle-ci était intervenue au moment de l’arrivée des esclaves affranchis sur les côtes libériennes. L’objectif de la création d’une colonie au Libéria était double : évacuer les esclaves affranchis, qui représentaient une menace pour leurs propriétaires aux États-Unis et promouvoir la foi chrétienne en Afrique.

Thierry Paulais a confirmé que les religions et les pratiques traditionnelles coexistaient.

Sur question, il a indiqué qu’une centaine de milliers de Libériens avaient fui la guerre pour se rendre dans les pays voisins, en fonction de leur appartenance ethnique.

La partie civile questionne Thierry Paulais :

Thierry Paulais a confirmé que le cannibalisme était une pratique dévoyée de pratiques culturelles anciennes et qu’il avait recueilli plusieurs témoignages directs allant dans le sens des actes qu’il a décrits dans son livre (i.e. des combattants mangeaient le cœur de personnes vivantes avant de partir au combat).

Interrogé sur l'expression "Pay yourself" mentionnée dans son livre, Thierry Paulais a confirmé qu’elle signifiait "Prenez ce qu’il y a à prendre". Il a précisé que les combattants des factions ne touchaient pas de salaire et se nourrissaient en dévalisant les villageois.

Questionné sur ses déclarations devant le juge d’instruction, Thierry Paulais a confirmé avoir fait allusion à un barrage proche de la capitale dont les turbines avaient été démontées pièce par pièce. Il a par ailleurs confirmé que lorsqu’un groupe armé prenait le contrôle d’un territoire, il se livrait à diverses exactions.

Sur question, Thierry Paulais a en outre précisé que l’aide alimentaire arrivait rarement à ses destinataires en raison de pillages réguliers. Il a ajouté que seule l’organisation Médecins Sans Frontières était restée pratiquement tout le temps à Monrovia, alors que les autres organisations s’étaient réfugiées à l’extérieur du pays.

Le Ministère public questionne Thierry Paulais :

Sur question, Thierry Paulais a confirmé que l’ULIMO avait été créé pour faire opposition au NPFL de Charles Taylor.

Interrogé sur la méthode du "Tabé", il a indiqué que cette méthode consistait à attacher les gens derrière le dos. Il a déclaré en avoir entendu parler, mais a indiqué qu’il s’agissait d’une méthode parmi d’autres en citant les éventrations, les éviscérations ou les amputations selon la fameuse question "manches courtes ou manches longues ?". Thierry Paulais a raconté avoir vu des centaines d’adolescents amputés des bras dans un camp de réfugiés en Guinée.

Questionné sur les victimes du conflit, il a expliqué que les civils n’étaient pas les seules victimes et que les combattants mouraient aussi. Il a indiqué qu’il y avait eu une superposition de statut entre les soldats et les civils avec les "sobel" (i.e. soldier-rebel, ou soldat le jour, rebelle la nuit). Thierry Paulais a confirmé que tout le monde avait été victime de tout le monde.

Sur question, il a maintenu ce qu’il a écrit dans son livre, à savoir que peu de conflits dans l’histoire moderne ont marqué les esprits par un tel niveau de violences. Thierry Paulais a précisé que le cas du Libéria était tout à fait spécifique et qu’il était très difficile d’en comprendre les tenants et aboutissants.

Interrogé sur la composante ethnique du conflit, il a confirmé son impression selon laquelle c’était davantage les responsables des groupes armés qui instrumentalisaient la question ethnique à leur profit.

La défense questionne Thierry Paulais :

Interrogé sur Alhaji Kromah, le chef de l’ULIMO-K, Thierry Paulais a indiqué ne pas disposer d’informations particulières sur celui-ci, en dehors du fait qu’il avait joué un rôle important dans ce que l’on a appelé la guerre de Monrovia.

Thierry Paulais a confirmé que lors de son audition par le juge d’instruction, il s’est exprimé sur le Libéria de façon générale, et qu’il ne connaissait pas particulièrement le cas du Lofa.

Interpellé sur sa déclaration selon laquelle il avait peur d’avoir un avis négatif sur la CVR, il a indiqué que le Libéria était une "marmite en ébullition" et que la CVR avait été empêchée de procéder à des poursuites. Selon lui, beaucoup de gens ont réussi à passer entre les mailles du filet, notamment grâce au rôle joué par l’Église, et cela a induit un sentiment d’injustice chez les victimes.

Confronté à sa déclaration selon laquelle il n’y aurait pas eu d’enquêtes judiciaires, Thierry Paulais s’est dit surpris d’avoir déclaré cela et a précisé que la VCR a effectué un travail considérable et produit un rapport substantiel.

Interrogé sur les liens entre la France et le Libéria, il a indiqué qu’ils étaient relativement ténus.

Sur question, Thierry Paulais a assuré n’avoir jamais entendu parler de l’accusé dans le cadre de ses travaux d’historien. Il a précisé qu’il ne travaillait pas spécifiquement sur la guerre civile, de sorte que les noms qui apparaissaient dans ses recherches étaient plutôt ceux des chefs de factions ou des inspirateurs, mais non ceux des subalternes

Interrogé sur les protagonistes du conflit de haut niveau, Thierry Paulais a confirmé que certains d’entre eux étaient aujourd’hui des députés. L’avocat de la défense en a tiré la conclusion qu’il était facile de s’en sortir en fonction du pouvoir que l’on avait à l’époque, ce que Thierry Paulais a confirmé en ajoutant que cela dépendait également de l’entregent des intéressés.

Audition de John Steewart, journaliste, défenseur des droits de l’Homme et ancien membre de la Commission Vérité et Réconciliation pour le Libéria, entendu en qualité de témoin de contexte cité par le Ministère public

Avant de donner la parole à John Steewart, le Président a précisé que ce dernier n’a été entendu ni par les enquêteurs de police libériens ni par les juges d’instruction français dans le cadre de cette affaire.

John Steewart a rappelé qu’une conférence de paix avait été organisée à Accra (Ghana) à la fin de la deuxième guerre civile en 2003. Lors de cette conférence, il a été décidé de traduire en justice les factions impliquées dans la guerre afin de lutter contre l’impunité persistante. Les factions ont accepté la création de la CVR. John Steewart a indiqué qu’il avait été désigné, à l’issue d’un vote, membre de la CVR aux côtés de huit autres personnes. Il a endossé la fonction de président de la CVR et d’éditeur du rapport.

En l’espace de trois ans, la CVR a recueilli 22’000 déclarations de témoins et de victimes dans chacun des 15 districts que compte le pays. Ce travail a permis d’identifier 23 types de violations, parmi lesquelles les déplacements forcés, les tueries, les attaques, la torture, les viols et les amputations. John Steewart a déclaré que ces auditions constituaient des preuves prépondérantes au-delà de tout doute possible. Il a précisé qu’un rapport avait été émis en 2010 et que depuis lors, aucune action n’avait été entreprise. Dans son rapport, la CVR a recommandé la poursuite de 5'000 auteurs des violations précitées, l’interdiction d’exercer des fonctions politiques, notamment en ce qui concerne Ellen Johnson, ainsi que des réformes institutionnelles, judiciaires et policières. John Steewart a ajouté que les déclarations recueillies par la CVR ne représentaient pas la totalité des victimes et des auteurs impliqués. Il a expliqué que le rapport final avait été présenté au gouvernement libérien et qu’aux termes des accords d’Accra, le président du Libéria était requis d’établir un rapport sur la mise en œuvre des recommandations de la CVR. Ces recommandations ont néanmoins été suivies d’aucun effet.

La Cour questionne John Steewart :

Sur question, John Steewart a confirmé que Massa Washington était l’une des membres de la CVR.

Interrogé sur son travail au sein de la CVR, il a indiqué qu’il s’agissait d’un travail quotidien et que des personnes avaient été formées pour recueillir les dépositions des témoins et des victimes. Il a précisé qu’une section du rapport était dédiée aux statistiques et que les violations commises avaient été classées par lieu, type, genre, âge et faction. John Steewart a confirmé que parmi les violations recensées figuraient des infractions liées au prélèvement rituel d’organes.

Confronté aux déclarations de certains témoins de contexte, selon lesquelles certains auteurs d’atrocités auraient été dédouanés de toute responsabilité par la CVR après avoir déclaré qu’ils étaient possédés par Satan, John Steewart a indiqué que la CVR n’était pas une cour de justice. Certains auteurs se présentaient et si leurs déclarations étaient crédibles, la CVR pouvait considérer qu’ils ne devaient pas être poursuivis. John Steewart a indiqué que les membres de la CVR étaient en mesure de déceler l’état d’esprit des auteurs. Beaucoup d’entre eux sont venus se présenter d’eux-mêmes devant la CVR et étaient issus de différentes factions, telles que ULIMO-K, ULIMO-J, NPFL, INPFL, LPC et d’autres factions moins importantes.

Questionné sur l’absence de poursuites judiciaires en dépit des recommandations de la CVR, il a précisé que la CVR avait recommandé toutes sortes de mécanismes de responsabilité, y compris des mécanismes traditionnels. John Steewart a indiqué que, dans la mesure où le système judiciaire libérien était déficient et que les délits et les auteurs étaient tellement nombreux, la CVR s’est appuyée sur le système tribal des « Pavala Hut », qui présuppose l’admission par les auteurs de leur culpabilité. Les villageois pouvaient ensuite décider des sanctions et les auteurs avaient la possibilité de faire appel. John Steewart a comparé ce système aux tribunaux Gacaca rwandais. Il a précisé que les crimes les plus graves ne ressortaient pas de la compétence des « Pavala Hut ».

John Steewart a regretté l’absence de création d’un Tribunal Spécial pour le Libéria qui s’explique par l’absence de volonté politique, ainsi que la culture de l’impunité et le climat de terreur qui persistent dans le pays. Il a ajouté que les journalistes étaient muselés et que le peuple libérien n’avait aucune garantie que les crimes commis n’allaient pas être répétés si rien n'était fait pour les sanctionner. Sur question, il a confirmé que la culture de l’impunité et le climat de terreur instaurés par les politiciens, dont certains sont des chefs de guerre, étaient les raisons pour lesquelles les criminels libériens avaient été poursuivis dans d’autres pays. Il a ajouté que la notion de crimes contre l’humanité n’avait pas de frontières.

John Steewart est revenu avec effroi sur l’horreur des crimes commis, que personne n’arrive à oublier et qui reste selon lui ancrée dans la mémoire collective. Sur question, il a précisé que la peuple libérien n’avait été sensibilisé à la notion de droits humains qu’en 2003 et que c’était la première fois que la société civile avait été impliquée dans le processus de paix, en particulier les femmes.

Interrogé sur la couverture médiatique du procès de Kunti Kamara, John Steewart a indiqué qu’il bénéficiait d’une couverture médiatique importante au Libéria.

Questionné sur le profil des membres de la CVR, John Steewart a précisé que la CVR était composée de cinq hommes et quatre femmes désignés par la société civile : deux avocats, une infirmière, un imam, un évêque, un ingénieur, une femme d’affaire, une journaliste et lui-même.

Interrogé sur les difficultés rencontrées et les moyens à disposition de la CVR, John Steewart a précisé que la CVR disposait d’enquêteurs sur le terrain et était financée notamment par l’Union Européenne, les États-Unis et l’Union africaine. Il a ajouté que le cœur du problème était la culture de l’impunité et la menace qui planait sur les commissaires, dont certains ont été contraints de quitter le pays.

La partie civile questionne John Steewart :

John Steewart a confirmé que le procès de Kunti Kamara était perçu de manière positive au Libéria ("We welcome that") et que seuls 30% des auteurs avaient été poursuivis.

Il a évoqué la grande volonté des femmes libériennes de raconter les atrocités qu’elles ont subies et le soutien qu’elles ont reçu de leurs maris. Il a souligné que l’ULIMO avait opéré dans plusieurs comtés libériens (Cape Mount, Lofa, Bomé) et commis des exactions sur des populations de toutes ethnies et religions confondues.

Sur son parcours de journaliste, il a déclaré être journaliste depuis 1993 et avoir participé à la création du quotidien « New Democrat » pour couvrir la guerre. Il a indiqué connaître les journaux « The Inquirer » et « The Eye ». Il a aussi fait partie de la Commission d’enquête créée par le Gouvernement d’Unité Nationale destinée à enquêter sur les crimes commis pendant le conflit. Il a indiqué avoir documenté des faits de cannibalisme commis par l’ULIMO et a évoqué « Saah Chuey ».

Le Ministère public questionne John Steewart :

Questionné sur le nombre de morts à l’issue du conflit, John Steewart a indiqué que la CVR a sollicité un tel recensement, mais n’a pas obtenu le soutien du gouvernement. La CVR s’est efforcée de recueillir des preuves scientifiques et de photographier les lieux des massacres, mais le gouvernement a refusé de prendre possession de ces documents. La CVR a dès lors signé un Memorandum of Understanding avec l’Université de Georgia Tech afin d’archiver ces documents.

Interrogé sur les crimes commis à l’encontre des femmes, John Steewart a confirmé que, dans une certaine mesure, les femmes avaient été spécifiquement visées. Il a précisé qu’elles n’étaient néanmoins pas considérées comme des cibles directes, en dépit du nombre important d’infractions d’ordre sexuel. Il a expliqué que celles-ci avaient été atteintes en raison de leur grande vulnérabilité et en raison du fait qu’elles étaient contraintes de sortir pour chercher à manger. Sur question, il a confirmé que les femmes étaient prises pour épouses par les combattants.

Questionné sur les conclusions de la CVR, John Steewart a affirmé que plus de 100 fosses communes avaient été retrouvées sur l’ensemble du territoire libérien et que des massacres avaient eu lieu partout, notamment à Lofa qui est le troisième comté le plus touché par les exactions. Il a déclaré que lorsqu’il n’y avait pas de fosses, les corps étaient jetés dans les rivières.

Sur question, il a confirmé avoir constaté que les atrocités avaient été commises de manière systématique et généralisée sur la population civile en citant des exemples de massacres auxquels il a assisté à Monrovia. Il a par ailleurs confirmé qu’il souscrivait toujours à la conclusion du rapport de la CVR selon laquelle « la liste des violations énumérées […] montre la nature distincte des violations des droits de l’homme qui ont caractérisé le conflit du Libéria. […] le type de crimes commis pendant la guerre civile libérienne – en particulier le cannibalisme (consommation de chaire humaine par l’homme) et l’éventration de femmes enceintes, donne indéniablement un nouveau sens à l’expression crime de guerre / crime contre l’humanité et faire encore reculer le seuil de ce que l’humanité peut tolérer [...] ».

La défense questionne John Steewart :

Interrogé sur la liste des personnes à l’encontre desquelles la CVR a recommandé des poursuites, John Steewart a admis ne pas se souvenir si le nom de Kunti Kamara figurait sur cette liste. Il a indiqué que des centaines de noms y figuraient et que, comme évoqué précédemment, le rapport de la CVR ne recensait pas toutes les victimes et tous les auteurs.

Il a précisé qu’il était possible que certains auteurs mentionnés dans les 22'000 déclarations recueillies n’apparaissent pas dans la liste, mais uniquement dans la base de données de la CVR. Sur question, John Steewart a confirmé que les informations contenues dans la base de données permettaient d’attribuer au NPFL le nombre le plus important d’atrocités commises. Il a par ailleurs confirmé que les autorités françaises ne l’avaient pas sollicité pour aller visiter les charniers et effectuer des prélèvements sur les restes humains. Il a précisé qu’il était possible que certains auteurs mentionnés dans les 22'000 déclarations recueillies n’apparaissent pas dans la liste, mais uniquement dans la base de données de la CVR. Sur question, John Steewart a confirmé que les informations contenues dans la base de données permettaient d’attribuer au NPFL le nombre le plus important d’atrocités commises. Il a par ailleurs confirmé que les autorités françaises ne l’avaient pas sollicité pour aller visiter les charniers et effectuer des prélèvements sur les restes humains.

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