Juges d’un jour et crimes de masse
OPINION. L’oralité des débats à la française a beaucoup surpris notre chroniqueur Alain Werner, le président de Civitas Maxima, lors du procès en assises du chef de guerre libérien Kunti Kamara, qui vient de se tenir à Paris.
Apparaître devant une Cour d’assises française est une plongée fascinante dans le principe de l’oralité, avec un tribunal qui comprend à la fois un jury populaire et des juges professionnels, comme ce fut le cas à Genève jusqu’à ce qu’une votation populaire abolisse en mai 2009 cette institution datant du XVIIIe siècle.
J’attendais donc le mois dernier à Paris avec une certaine curiosité le procès de Kunti Kamara, 47 ans aujourd’hui, ancien commandant des rebelles libériens de l’Ulimo. Cette faction rebelle, comme tous les autres acteurs des combats, a été accusée d’avoir plongé dans la terreur la population du Lofa au cours d’une guerre civile qui a fait au moins 250 000 morts.
Je connais bien le dossier. Kunti Kamara combattait dans la même faction armée, au même moment et dans la même partie du Liberia qu’un autre commandant, Alieu Kosiah, condamné en Suisse pour crimes de guerre par le Tribunal pénal fédéral (TPF) en 2021 – le procès d’appel est prévu en janvier 2023 à Bellinzone. La structure que je dirige et qui célèbre cette année ses 10 ans d’existence, Civitas Maxima, est un acteur direct tant dans le procès d’Alieu Kosiah en Suisse que dans celui de Kunti Kamara en France.
A Bellinzone, comme avocat et directeur de Civitas Maxima, je représente, avec d’autres confrères, des victimes directes des crimes prétendument commis par M. Kosiah, ces dernières étant partie plaignante dans la procédure. A Paris, Civitas Maxima est elle-même partie plaignante au côté de victimes libériennes, et donc auditionnée en tant que telle par mon intermédiaire.
En Suisse, en 2021, des victimes et des témoins appelés tant par la défense que par les procureurs étaient venus du Liberia pour déposer devant les juges fédéraux, mais ces derniers avaient aussi accès à des dizaines de classeurs fédéraux qui contenaient les auditions et documents accumulés pendant des années d’instruction du dossier à Berne.
Or à Paris, bien au contraire, les jurés et juges assesseurs ne doivent rien savoir des faits dont ils ont à juger avant d’entendre les premiers qui seront livrés devant eux. Ainsi la seule information dont ils pourront prendre connaissance est celle que leur livreront oralement témoins, experts ou victimes appelés à la barre, ou des lectures du dossier d’instruction que feront devant eux les avocats ou les procureurs.
Le défi était donc formidable : dans un tel système d’oralité pure où absolument tout doit être dit ou lu en audience, comment allait-il être possible, en moins de quatre semaines, de faire comprendre notamment à des jurés – citoyens ordinaires devenus juges d’un jour, sans aucune connaissance préalable ni de l’affaire, ni du Liberia – des faits commis pendant une guerre civile africaine qui s’est déroulée il y a presque 30 ans, à 5000 kilomètres de chez eux?
Le serment des jurés français est régi par le Code de procédure pénale qui leur enjoint notamment de: «(…) ne trahir ni les intérêts de l’accusé, ni ceux de la société qui l’accuse, ni ceux de la victime (…) vous rappeler que l’accusé est présumé innocent et que le doute doit lui profiter ; vous décider d’après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre(…).”
Vingt-sept témoins et experts, libériens et français, dont des historiens, des journalistes, des médecins, psychologues, psychiatres, assistants sociaux, enquêteurs et dix parties plaignantes – dont Civitas Maxima – ont comparu pour livrer leur expérience et leur vérité aux juges et jurés, yeux dans les yeux.
Ce principe roi de l’oralité des débats s’incarne en France de façon impressionnante dans la façon dont l’espace physique de la salle d’audience est configuré. Quand on dépose devant une Cour d’assises française, les juges et jurés sont assis devant vous à une distance de moins de 2 mètres. Il est interdit de lire un texte, la déclaration doit être spontanée, et l’on ne vous pose des questions qu’après que vous avez fait une déclaration libre pendant laquelle personne ne vous interrompt, mais tout le monde vous scrute.
Pour délibérer et sonder leur intime conviction, les juges et jurés n’emportent que les notes qu’ils ont prises pendant les débats, sans aucune autre pièce du dossier, auquel ils n’ont jamais eu accès. Le dossier écrit est laissé par le président aux mains du greffier pendant le délibéré, les jurés et juges entrant «sans désemparer» dans la salle des délibérations après les derniers mots de l’accusé et n’en sortant qu’après avoir pris leur décision d’acquittement ou de condamnation sur chaque charge.
Certaines des tortures et certains crimes contre l’humanité allégués dans le procès de Kunti Kamara n’avaient comme témoin direct qu’une seule personne, sans qu’il ait été possible à cause du contexte et du temps écoulé de déterrer les corps ou de faire des analyses ADN, ce que la défense a plaidé avec force, demandant l’acquittement de son client.
Dans un tel scénario, l’intime conviction se forge en écoutant et en évaluant deux versions irréconciliables des faits de la cause livrées à la barre : la version de M. Kunti Kamara d’une part, et celle des victimes présumées venues du Liberia d’autre part.
Pour pouvoir décider où, selon eux, se trouvait la vérité, juges et jurés ont donc pu bénéficier aussi d’éléments de contexte, dont des articles de journaux de l’époque, des vidéos et le témoignage de témoins et d’experts. Au vu du nombre de questions posées lors de ces auditions notamment par les jurés, il existait à n’en pas douter de leur part une réelle envie de comprendre les ressorts de la guerre civile au Liberia, mais aussi ceux de la commission de crimes de masse.
L’on se souviendra du regard interloqué de certains de ces jurés lorsque Daniel Zagury, psychiatre de renom ayant témoigné dans de multiples procès criminels, dont ceux de génocidaires rwandais, expliqua qu’en théorie, une personne ordinaire pouvait tout à fait commettre des atrocités dans un certain contexte historique donné, pour ensuite ne plus présenter aucun état dangereux s’il vivait ailleurs, dans un contexte différent, parlant de « parenthèse historique ».
L’experte psychologue Amal Hachet sembla susciter tout autant d’attention quand elle déclara que, selon elle, une victime dans un état post-traumatique pouvait se souvenir de faits très précis qui s’étaient déroulés même il y a très longtemps (« hypermnésie ») tout en ne se souvenant plus du tout par exemple à quelle période de l’année ces mêmes faits s’étaient produits (« amnésie »).
Après seize jours d’audience, qui furent tous très intenses, les juges et les jurés se retirèrent pour sonder leur intime conviction, munis de leurs seuls blocs-notes et de leurs impressions.
Plus de huit heures de délibérés plus tard, ils rendirent un verdict de culpabilité de Kunti Kamara sur tous les faits allégués et le condamnèrent à la réclusion criminelle à perpétuité.
La défense a fait immédiatement appel de cette condamnation, des juges et jurés d’appel sonderont à leur tour leur intime conviction à Paris sur ces mêmes faits, probablement en 2024. La même question portant sur la manière d'appréhender de tels événements se posera alors une nouvelle fois, et notamment pour ces nouveaux « juges d’un jour ».
Cet article est apparu premièrement dans Le Temps as part of a Civitas Maxima/Le Temps collaboration, on the 11th of December, 2022.
Image Credit: © JEAN-MARC BOUJU / AP